2023 marque le 60e anniversaire de la disparition de Jean Cocteau (1889-1963). Alors que, cet automne, la Cinémathèque française consacre un cycle au poète-cinéaste (1), le metteur en scène Christophe Perton, lui, souhaitant réhabiliter un théâtre injustement considéré comme daté, poursuit son hommage au poète-dramaturge. L’ancien directeur du Centre dramatique national de Valence a décidé de consacrer une trilogie à l’auteur de “La Voix humaine”. Grand bien lui en a pris. La saison passée, Muriel Mayette-Holtz incarnait ainsi de manière magistrale la mère des “Parents terribles” (1938) sur la scène du Théâtre Hébertot, un rôle écrit à l’origine pour le “monstre sacré” Yvonne de Bray, et inspiré par la propre mère de Jean Marais. “Le Bel Indifférent” (1940), à l’affiche du Théâtre de l’Atelier, constitue le deuxième volet de cette réhabilitation théâtrale autour des figures féminines. Écrite initialement pour Édith Piaf, cette courte pièce en un acte constitue plus un lever de rideau qu’une pièce en soi. Christophe Perton en a compilé les deux versions existantes, la partie théâtrale et le poème chanté, pour faire de ce monologue à deux personnages un spectacle à part entière, une tragi-comédie musicale aux sonorités pop, résolument moderne.
Le spectacle s’ouvre sur un concert filmé format XXL. Dans une ambiance euphorique, une chanteuse pop rock interprète une chanson devant un public conquis. Il s’agit apparemment du final. Nous suivons la vedette, toujours en vidéo, rejoindre sa loge, errer brièvement dans les rues, puis regagner sa chambre d’hôtel. Fin de la vidéo et entrée de l’artiste sur le plateau. Décor impersonnel d’une chambre d’hôtel donc, dans les tons beiges, à la forme semi-circulaire, avec un imposant lit rond au centre de la scène. La pièce est vide, et l’homme qu’elle espérait retrouver après la représentation brille de nouveau par son absence. Un coup de fil passé à une tierce personne nous fait comprendre qu’il est coutumier du fait. Lorsqu’Émile apparaît enfin, sans mot dire, la femme délaissée tente le détachement, puis laisse libre cours à sa jalousie, clamant son angoisse et sa colère face à l’infidélité et à l’indifférence de son amant. Rien de bien original, nous direz-vous. Et vous aurez raison. Une scène vue et entendue mille fois, en somme. Pour la tirer de sa banalité et susciter notre intérêt, il fallait donc quelques ingénieuses trouvailles. Christophe Perton n’en a heureusement pas manqué.
Après ce préambule vidéo plutôt bien pensé, mais beaucoup trop long, et d’un esthétisme assez laid – Romane Bohringer n’y est pas à son avantage et c’est bien dommage, comme elle le prouvera par la suite -, quelques belles idées viennent contrebalancer une intrigue plus que légère. Tout d’abord, la différence d’âge entre les deux personnages. Cocteau avait écrit “Le Bel Indifférent” pour Édith Piaf (1915-1963) et son amant d’alors, le comédien Paul Meurisse (1912-1979), âgés respectivement de 25 et 28 ans. Le metteur en scène a ici fait le choix d’une chanteuse quinquagénaire, ayant deux fois l’âge de son amant. La situation n’en est que plus pathétique et désespérée. Plus intéressante, en tout cas. Elle permet d’introduire davantage de nuances dans la relation amoureuse. Les désirs et les demandes ne sont plus les mêmes, l’échéance non plus… Nous voilà face à une femme vieillissante et à son jeune et fougueux amant. Une relation beaucoup plus toxique qui irait plutôt voir du côté de Colette et de son “Chéri” ou de “Sunset Boulevard” de Billy Wilder. Par ailleurs, pour étoffer le texte, le metteur en scène a, on l’a dit, compilé deux versions du “Bel Indifférent”. Des parties chantées par Romane Bohringer sur des compositions rock du duo Maurice Marius et Emmanuel Jessua, avec orchestre live de cinq musiciens en fond de scène, alternent ainsi avec le texte parlé. Et c’est une des belles inventions de ce spectacle qui permet ainsi d’échapper à l’écueil de la répétition, et donne la possibilité à l’actrice d’aller puiser encore plus profondément dans ses émotions.
Autre belle idée : le choix d’un danseur (Tristan Sagon) pour interpréter le rôle masculin et se mouvoir dans l’espace, seul ou en duo avec sa partenaire. Point d’immobilité ici. Envolé le souvenir d’un Paul Meurisse allongé sur un lit, impassible et caché derrière son journal, tel que nous l’ont laissé quelques photographies noir et blanc. Le danseur, aux bras et torse tatoués, est doté d’une belle présence ; il a l’agilité d’un reptile et son silence n’en est que plus effrayant. Saluons, à cet effet, la chorégraphie inventive et toujours bien amenée de Glysleïn Lefever, suggérant toute une palette de sentiments: indifférence, désir, violence…
Le théâtre de Cocteau n’est pas daté, nous dit ce “Bel Indifférent”. Il peut même être moderne et pop. Il demande parfois à être transposé. Et indéniablement à être redécouvert.
Isabelle Fauvel
La pièce ainsi revisitée démontre combien ce créateur prodigieux peut encore émouvoir le public d’aujourd’hui. À signaler la parution d’un monumental numéro spécial de la revue « Instinct nomade » consacré à tous les aspects de l’œuvre de Cocteau, avec une cinquantaine de contributeurs et une riche iconographie : https://germesdebarbarie.weebly.com