Maintenant, heureusement, si on rate un film exceptionnel, on a la chance de le voir peu de temps après sur une chaîne payante ou en DVD. La session de rattrapage s’impose avec «La femme de Tchaïkovski», le film du cinéaste russe Kirill Serebrennikov, présenté à Cannes en 2022 et diffusé en salle en février dernier. La première scène à elle seule condense le film tout entier: on suit la mince silhouette sombre d’une femme à voilette fendant une foule, accompagné d’un homme lançant «Laissez passer la veuve!», jusqu’à un catafalque où repose un homme à la chevelure et barbe blanche, en costume noir. Soudain, le visage grimace, s’anime, le mort se lève et se dirige vers la femme, la veuve, figée à l’entrée de la pièce, et lui hurle : «Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Qui t’a invitée ? Va-t’en ! Je te hais ! Je te hais !» Frappés par la violence de la scène, n’y comprenant rien, nous sommes entrés dans l’univers du cinéaste : c’est toujours à la scène, ou les scènes suivantes, que s’éclaire ce qu’il nous montre. Il nous faudra un flash-back de près de deux heures pour saisir toute la plénitude de cette scène inaugurale.
Né à Rostov-sur-le-Don (Russie) d’un père juif russe et d’une mère polono-ukrainienne il y a cinquante-trois ans, agitateur et homosexuel revendiqué, Kirill Serebrennikov, sorte de Patrice Chéreau moscovite animant le Gogol Center dès 2012, voulait depuis longtemps raconter sa version de l’histoire du mariage du plus célèbre compositeur russe du dix-neuvième siècle, l’auteur de l’opéra «Eugène Onégine» et du «Lac des cygnes». Mais lorsqu’il soumet sa vision au ministre de la culture russe en 2013, ce dernier lui conseille fortement de présenter un Tchaïkovski hétérosexuel. Pas de chance: le cinéaste veut faire de l’homosexualité de son héros le pivot même de sa relation avec sa femme et refuse tout financement public. Ensuite, les choses vont mal tourner pour l’agitateur, accusé de falsifications, puis condamné à trois ans de prison avec sursis en 2020. Échappé de prison un mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il se réfugie à Berlin.
Tourné en Russie dans le plus grand secret, son dixième film est profondément russe dans son esthétique froide et brûlante à la fois, dans son atmosphère sombre et dépressive, dans les passions irrationnelles animant les protagonistes. Nous sommes tantôt chez Tchekhov (scènes à la campagne), tantôt chez Gogol (ridicule des officiels) tantôt chez Tolstoï (lyrisme et piété exacerbés), mais aussi chez Serebrennikov. Pas seulement parce qu’il fait de l’homosexualité du grand musicien le pivot de son film, mais aussi par la complexité mystérieuse des comportements humains, jamais réduits à une psychologie simpliste.
D’une scène à l’autre, nous nous interrogeons sur ce qui nous est montré et surtout caché. À nous de deviner pourquoi Antonina Milioukova, jeune fille à l’air sage, s’éprend follement, dans un salon de la bonne bourgeoisie, d’un jeune musicien dont elle ne sait même pas qu’il est le grand Tchaïkovski (1840-1893). Ce sera le seul moment où on verra le compositeur au piano, jouant une sorte de valse, partageant l’humeur légère de ce salon mondain. Ce seront ensuite les longues mains maigres d’Antonina que nous verrons souvent au piano au long du film, puisqu’elle va entrer au Conservatoire pour se rapprocher de son idole et deviendra une bonne pianiste. Lui, on le verra seulement des partitions à la main, se plaignant que son mariage le déprime et l’empêche de travailler et de finir son opéra «Eugène Onégine».
Là est le nœud de leur conflit, selon lui. Il est tellement perturbé par la simple présence de sa femme, par ce qu’il imagine être les devoirs conjugaux, qu’il ne peut plus composer, autrement dit se retrouve voué à l’horreur suprême. Pourtant il ne lui a rien caché lors de la scène initiale où s’est noué leur destin. Après avoir reçu deux lettres enflammées de son admiratrice, il viendra deux fois en visite dans son petit logement aussi dépouillé qu’un tableau d’Hammershoi (lit, table, deux chaises, une gravure). Lors de sa première visite, elle déclare qu’elle se suicidera s’il la repousse. Lors de sa seconde visite, Piotr déclare placidement qu’il peut envisager un mariage calme, tranquille, où il serait pour elle «comme un frère». Toute à sa passion, Antonina n’entend pas ce mot «frère». Elle est folle d’amour, il est le seul homme pour elle et elle la seule femme pour lui. Le malentendu est total. Elle ne comprendra jamais que Piotr n’accepte cette union que pour faire taire les rumeurs sur son homosexualité qui peuvent entacher sa carrière.
La cérémonie à la cathédrale gardera les formes, mais comme le dira plus tard la sœur d’Antonina, le dîner de mariage ressemblera à un enterrement. Le reste ne sera que lutte perpétuelle, scène après scène énigmatique ou provocante, telle une brûlure glacée. La passion amoureuse ou créatrice se seraient-elles que de profondes névroses?
Lise Bloch-Morhange
Finement analysé. Pour avoir beaucoup fréquenté jadis la musique de Tchaïkovski, je pense avec vous que la passion créatrice a lien avec la névrose. Et crois que l’expression artistique en général, permet de l’endormir ou de la canaliser de façon positive.
Ken Russell en 1971, avait créé « Music lovers », un film sur le même thème, avec Richard Chamberlain et Glendale Jackson. Cela vaut la peine de le revoir, en miroir du film de Serebrennikov.
On peut aussi se référer au superbe film sorti en 2021, « L’Histoire de ma femme », de la cinéaste hongroise Ildiko Enyedi, racontant lui aussi l’histoire d’un mariage bien mouvementé…
Très bel article. J’avais raté le film sur grand écran, grâce a cet article
vais me rattraper sur la télé. Dommage.