Le sort des bouquinistes a été scellé cette semaine lors d’un Conseil de Paris. Leurs boîtes seront bien démontées dans le cadre des jeux olympiques, d’une part pour des raisons de sécurité invoquées par la préfecture et d’autre part selon la maire qui s’exprimait au micro, afin d’offrir la plus large vue possible au public sur les festivités d’ouverture. Ils seraient 140 à devoir plier bagage soit une large majorité d’entre eux. L’ancien ministre des sports Léo Lagrange, ex-sous-secrétaire d’État aux sports et à l’organisation des loisirs sous le Front populaire, avait recommandé un jour qu’il ne faudrait pas « dans un pays démocratique (…), caporaliser les distractions et les plaisirs des masses populaires et de transformer la joie habilement distribuée en moyen de ne pas penser ». La formule est limpide mais vaine à l’heure où la cancel culture a tous les droits, même dans le cadre d’une mesure provisoire. Les bouquinistes ne sont pas les seuls à être indésirables si l’on compte aussi des étudiants du Crous priés de laisser leur chambre et les SDF d’aller camper ailleurs. « À l’approche des Jeux olympiques, les associations s’alarment d’une stratégie d’invisibilisation des populations précaires en Ile-de-France » était-il ainsi écrit dans le journal Libération le 25 juillet 2023. Pour les rats et les punaises de lits en revanche, ce n’est pas encore réglé.
Priorité aux sportifs, aux VIP, voilà ce que réclame le culte aveugle des premiers de la classe, des meilleurs de leur catégorie et des champions tout court. C’est la grand-messe de l’hygiène des corps, lesquels devront bien accessoirement barboter dans les matières fécales drainées par la Seine lors des épreuves de natation, car la délicate question ne semble toujours pas résolue. Par contre l’événement charrie (déjà) beaucoup d’argent. Bien que l’organisation soit a priori à but non lucratif, il semble évident que les fournisseurs et autres affairistes avisés auront leur part d’un gâteau à plusieurs milliards, de même pour ceux qui loueront leur appartement quitte à camper à la cave ou à s’exiler en Bretagne le temps des jeux.
Les bouquinistes qui pouvaient exciper d’une présence multi-centenaire n’ont donc pas pesé lourd dans la balance. Et certains n’ont pas manqué de citer Blaise Cendrars qui disait que Paris est « la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres ». Avec moins d’inspiration mais plus de sens pratique, Guillaume Apollinaire avait écrit, dans « Le Flâneur des deux rives » publié en 1918: « Je vais le plus rarement possible dans les grandes bibliothèques. J’aime mieux me promener sur les quais, cette délicieuse bibliothèque publique. » L’écrivain-poète aimait les livres, sa bibliothèque était bien garnie et ses poches ont été décrites comme déformées par le poids des bouquins dont il faisait l’acquisition ici et là, notamment sur les bords de Seine. Le titre, « Le flâneur des deux rives », avait été choisi par Jean Cocteau, rappelle Pierre Caizergue dans le « Dictionnaire Apollinaire » (éditions Honoré Champion). Dans le même dictionnaire Claude Debon détaille l’appétit d’Apollinaire pour les livres. Où il est dit notamment qu’il avait quand même beaucoup fréquenté les bibliothèques malgré sa tendresse pour les bouquinistes. Les fiches de ses commandes ont même été conservées. Il était en outre, non seulement bibliophile mais aussi bibliographe, ne manque pas de souligner Claude Debon, en indiquant qu’il avait établi avec Fernand Fleuret et Louis Perceau, le premier catalogue de « L’enfer de la Bibliothèque nationale ».
Aujourd’hui on trouve Apollinaire dans les bibliothèques mais aussi chez les bouquinistes. Où nous avions acquis voici maintenant quelques années, un exemplaire du Bulletin d’études apollinariennes justement baptisé (douce mise en abyme) « Le Flâneur des deux rives », édité à l’occasion du 36e anniversaire de la mort d’Apollinaire.
D’où l’utilité de bien faire attention à nos bouquinistes quand bien même le prétexte serait d’importance planétaire. Ces jeux à la lourde empreinte carbone qui vont limiter drastiquement les déplacements parisiens et notamment la possibilité de haler sa nostalgie en bordure du fleuve. Comme en conclusion de son poème « Marie » où Apollinaire versifiait ainsi: « Je passais au bord de la Seine/Un livre ancien sous le bras/Le fleuve est pareil à ma peine/Il s’écoule et ne tarit pas/Quand donc finira la semaine/ »
Dès 1898, il réclamait à son ami Toussaint-Lucas, « Des livres, des livres, des livres ». À l’été 2024 une voix lui répondra « Des jeux, des jeux, des jeux ». Funeste écho.
PHB
Excellent papier, et conclusion savoureuse…
Sincère et brillant comme un livre !
Il faudrait sans doute aussi fermer les bistrots et les terrasses des cafés, pour faire de la place aux spectateurs olympiques et faciliter la sécurité. Enfin tout ce qui attire les visiteurs du monde entier à Paris, même sans les Jeux.
Mais ne le dites pas à la maire de Paris, elle serait capable de le faire…
Bonne journée
Ras le bol des grand-messes du culte des corps qui célèbrent la religion du sport buiseness sur fond de lobbying en tous genres. L’esprit de l’olympisme est détourné, et le sport sert de faux nez à bien d’autres enjeux et compétitions, face auxquels les bouquinistes pèsent bien peu. Au moins, grâce aux Soirées de Paris, disposent-ils d’une voix supplémentaire pour faire écho à une certaine idée de la culture.
Pour habiter à deux pas du pont Saint-Michel, je peux témoigner que les étals de livres des quais sont, au contraire de l’avis apparent de nos édiles, un havre de propreté et de respiration dans la décharge à ciel ouvert qu’est devenue le centre de Paris.
Par ailleurs, je ne peux m’empêcher d’évoquer, à propos du Flâneur des deux rives, le bel usage allégorique qu’en fait Pontalis dans son Dormeur éveillé…