Lorsque Picasso réalise cette étude en vue de la finalisation des « Demoiselles d’Avignon », il connaît Gertrude Stein depuis peu. Américaine, juive, lesbienne, argentée, massive, pratiquant l’écriture poétique, elle a joué un rôle important dans l’art moderne depuis son arrivée à Paris entre 1903 et 1904. C’est en 1907 que les « Demoiselles d’Avignon » voient le jour et c’est aussi pour Gertrude Stein (1874-1946) le moment où elle rencontre Alice B.Toklas qui devient assistante, amante, cuisinière émérite (1) et écrivain à l’humour abrasif. Stein pratiquait le Musée du Luxembourg lorsqu’elle habitait juste à côté rue de Fleurus, là où elle recevait la fine fleur des artistes post-impressionnistes. Le même musée lui rend en ce moment hommage en valorisant sa relation avec Picasso (1881-1973). Au bout d’un nombre substantiel d’heures de pose, ce dernier exécutera un portrait de Gertrude légendaire, peu avant la poussée irrésistible du cubisme. D’aucuns ont pu écrire que l’artiste avait accentué la laideur du modèle, c’est une position injuste. Le résultat est aussi subtil que magistral.
Ce qu’il y a de sûr c’est qu’elle attirait les artistes. Ceux qui ont attrapé le pli de l’amertume au coin du visage pourront toujours dire que sa capacité d’achat de tableaux (des centaines) comptait pour beaucoup dans son magnétisme et ils n’auront pas tout à fait tort. Les grandes signatures ne se vendaient pas encore comme des petits pains et à prix d’or. Il fallait bien vivre. Picasso aimait bien vendre, comme les autres. Par ailleurs il est intéressant de noter qu’à l’heure où il est recommandé de dénoncer la personnalité destructrice de Picasso envers les femmes, le minotaure qu’il était devait certainement admirer cette dame pour le moins insoumise et qu’il ne risquait pas de soumettre. Les heures passées à portraiturer Gertrude Stein ont dû également aboutir à un de ces liens entre personnes qui perdurent au-delà de la vie au point, on le voit, de déclencher une exposition à partir de cette relation, des décennies plus tard.
L’événement est titré « l’invention du langage » et confronte deux personnalités ayant pour l’un cassé les formes graphiques avant de les réinventer et pour l’autre de faire la même chose mais avec la syntaxe, quitte à flirter avec un genre de non-sens n’ayant pas bien passé le cap des des années. Dans son ouvrage de référence intitulé « The making of Americans », elle écrivait ceci: « La plupart du temps chacun est un tout pour moi, très souvent chacun est fragmentaire pour moi. Toujours chacun répète, répète et répète l’être qui est en lui et toujours la répétition émane de chacun, toujours à travers toute la vie qu’il mène, toujours dans toute sa vie et quelquefois c’est excitant de savoir cela en lui, parfois c’est une chose très ennuyeuse (…). » Toujours est-il que le double langage fait ici tandem, entre Picasso et Stein, entre les images et les mots.
L’exposition assez synthétique car il n’y avait peut-être pas tant à dire, a été divisée en deux. D’une part le « Paris moment » qui relate la grande époque de la rue de Fleurus où tout était si exaltant que c’est bien agréable quand l’occasion nous est donnée d’aller en respirer les entêtants fumets. D’autre part « American moment » qui nous explique en quoi l’incubateur parisien de la première partie du 20e siècle a essaimé outre-atlantique y créant un nouvel âge d’or de l’art en liberté.
L’ensemble est assez réussi sauf qu’on perd beaucoup l’idée du début en traversant l’océan. C’est un peu normal puisqu’il s’agit d’une suite mais le pont entre la rue de Fleurus dans le 6e arrondissement de Paris et le lâcher-tout new-yorkais est tout de même vite emballé. Heureusement qu’en guise d’avertissement, l’exposition ouvre à droite par un portrait de Gertrude Stein réalisé par Andy Warhol en 1980 (ci-contre) et qu’on retrouve le même artiste au milieu de ses pairs dans la seconde partie de l’espace. Industriel du portrait (voir la chronique de mercredi) Warhol a en outre intégré une autre version de Stein dans une fresque importante, une sérigraphie en couleur nommée « Ten portraits of Jews of the Twentieth Century ». Tout comme son contemporain Robert Rauschenberg (1925-2008), comme on peut le constater dans l’une des œuvres présentée et réalisées en 1969. À noter un intéressant espace vidéo, avec une très belle réalisation de Lucinda Childs, un film plaisamment hypnotique où l’on voit une danseuse évoluer sur une musique de Philip Glass.
La scénographie de cette exposition n’a pas dû être évidente à déployer passé l’enthousiasme trompeur qui va souvent avec l’idée initiale. Mais ça passe, tout comme ce commentaire de Stein sur Picasso publié en 1912 dans Camera Work: « Celui que certains suivaient certainement et d’autres le suivaient certainement, celui que certains suivaient certainement était celui qui travaillait certainement ». Et qu’enfin « celui que certains suivaient certainement était celui qui avait quelque chose qui sortait de lui quelque chose qui avait un sens, et celui travaillait certainement alors ». Elle en pensait du bien de Pablo Picasso, c’est ce qu’il faut comprendre et retenir.