Sur la liaison ferroviaire Bâle-Strasbourg (et inversement), le voyageur fait déjà une remarquable incursion dans le passé. Les secondes classes sont à compartiments et la voiture des premières nous ramène par son style intérieur, avec ses sièges jaune-or, aux alentours du premier choc pétrolier. Il ne manque plus que les cendriers. De surcroît une poussière tenace voile la vue sur les Vosges. L’ensemble est vieillissant, à la mesure d’une bonne partie du parc ferroviaire français. L’ironie est que l’étape juste avant Bâle (ou juste après selon le sens) est Mulhouse, ville qui vit justement apparaître au début des années soixante-dix un musée du chemin de fer devenu depuis la Cité du Train. Comme la tête de wagon ci-dessus, nombre de tractions et nombre de voitures encore en service pourraient intégrer ce très vaste espace. Mais la maison de retraite n’est pas pour tout le monde. Certains vieux matériels sont encore bons pour les liaisons laborieuses où les passagers ne sont pas trop regardants sur le décorum du moment que les trains arrivent à l’heure, mais ça aussi ce n’est pas gagné tous les jours.
La ville de Mulhouse a ceci de particulier qu’elle compte de nombreux musées dont la plupart viennent du monde de l’industrie (automobile, électricité, mines…) ou de l’artisanat (étoffes, papiers peints…). Le musée des Beaux-Arts souffre de la proximité avec Bâle (et son Kunstmuseum) mais il ne démérite pas pour autant car il comprend notamment, toute une pièce dévolue au peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905), natif de la région.
Mais l’une des grosses pièces est sans conteste cette Cité du Train par laquelle on arrive dans un tramway très moderne. Avec le matériel exposé à l’extérieur, le site se compte en hectares. Suivant l’âge du visiteur certains trains nous interpellent comme ce Capitole qui faisait des pointes à deux cents kilomètres heures entre Paris et Limoges. C’était un train de luxe bien connu par les députés des régions traversées. Blanc et rouge, il a fini sa carrière à l’orée des années quatre-vingt-dix, laissant un goût d’amertume aux habitués d’une ligne dont la mauvaise réputation désormais (retards, annulation…) n’est plus à faire. Entre Paris et Nice le Mistral faisait aussi des pointes intéressantes mais au moins a-t-il été remplacé par un TGV ce qui est conforme au sens du mot progrès.
Ceux qui ont connu les premiers congés payés se font rares, mais les trains qui participèrent à cette avancée sociale sont là avec leurs troisièmes classes aux bancs raides et les premières qui rendaient le trajet nettement plus agréable tout en confortant ses usagers dans le tiède liquide amniotique où aime à baigner la bourgeoisie.
L’ordre de la visite est du côté logique de la chronologie. Ce qui est épatant au vu des plus ou moins antiques locomotives c’est leur machinerie et surtout les pièces qui actionnaient les roues. Marcel Duchamp se serait sans aucun doute intéressé à leur possible mutation en ready-made tandis que son contemporain Francis Picabia aurait pu les transformer en portraits mécanomorphes comme il le fit avec d’autres, dont Guillaume Apollinaire. À la Cité du Train chacun ses références et dans les domaine littéraires ou cinématographiques, certains titres viennent à émerger de notre mémoire ensommeillée, au son des bogies.
Si l’idée même des rails remonte jusqu’aux Romains, il aura fallu attendre le début du 19e siècle, en Angleterre, pour que de l’imagination d’un ingénieur sorte une machine d’abord missionnée pour le transport des marchandises. Quelqu’un un jour s’étant avisé que l’humain était aussi une marchandise, inventa le transport passager avec des compartiments dotés chacun d’une sortie. Ce musée de Mulhouse nous montre bien qu’au départ, comme pour les autos, seuls ceux qui avaient de l’argent pouvaient emprunter ce moyen de transport (et non cette « mobilité » comme il est dit bêtement aujourd’hui). Les premières voitures ont donc dû supporter des voisines au confort plus spartiate avec les classes sociales qui allaient avec. La grande aventure était lancée.
Et il semble bien qu’en ce moment-même, le train ait entamé un retour en grâce sous la caution morale d’une empreinte carbone réduite. Les documentaires sur les trains du monde à la télé convainquent toujours une bonne audience et l’on rêve tous de monter dans un de ces trains qui passent au large du Mont-Fuji. Celui de la ligne Bâle-Mulhouse le fait aussi pour moins cher avec les Vosges en rotondes sur la gauche, mais le raconter suscitera moins d’auditeurs admiratifs allez savoir pourquoi.
À côté des magnifiques locomotives qui sifflaient gaiement, justifiant une fameuse chanson de Richard Anthony en 1962 elle même inspirée par un compositeur américain, le musée nous montre aussi des matériels moins répandus comme un train transportant un canon ou une de ces voitures aménagées spécialement pour les chefs de l’État, numérotées et sobrement baptisées « PR ». Et sans compter un échantillon de métropolitain (ci-contre) avec des publicités d’époque vantant le chocolat Kemmel ou le tourisme en Roumanie. Cahin-caha, il y a toujours un moyen de rêver.
PHB