Ces deux-là semblent sortis du cadre. Parmi toutes les œuvres garnissant les murs du Kunstmuseum, ces « deux amis », ainsi que Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938) a titré sa double sculpture, s’inscrivent dans le flux des visiteurs. L’ensemble à taille humaine date de 1924. Un peu plus loin le même charme agit au travers de ce qui ressemble, dans le même style, à une mère et sa fille. L’insertion n’est ni gratuite ni systématique. Les deux œuvres sont comme posées au bon endroit. Elles ont d’autant plus de valeur que la carrière artistique de Ernst Ludwig Kirchner n’est pas dominée par la sculpture. Mais il a fait cette fois un écart, transposant en trois dimensions son intérêt pour la sculpture « nègre ». Il a cependant été l’un des principaux animateurs du mouvement Die Brücke avant de se rapprocher, après la dissolution du premier, du mouvement Blau Reiter. Ces statues de bois n’ont rien de banal en tout cas. Elles ont plus qu’un regard, un capteur. La proximité des deux couples cités plus haut, traduisent bien par dessus le marché le lien affectif qu’elles sont censées représenter. Et c’est peut-être pour cela que cela fonctionne si bien, comme deux petits îlots de tiédeur dans un musée où l’ambiance neutre est de rigueur.
Ce Kunstmuseum, dont l’origine remonte au 16e siècle, a ceci de particulier qu’il met bout à bout deux bâtiments, l’un bâti dans les années trente (Hauptbau) l’autre achevé en 2017 (Neubau). On glisse de l’un à l’autre avec l’impression très nette de changer d’époque. Un peu comme si la Bibliothèque Richelieu à Paris avait été accolée au bâtiment Mitterrand. La partie années trente est la plus remarquable avec des escaliers susceptibles de laisser passer en largeur vingt personnes qui se tiendraient la main. Cet espace si généreux permet de s’y promener à l’aise sans avoir trop de monde dans son champ de vision, ce qui a pour effet bénéfique de ne rien rater y compris les deux ensembles sculpturaux de Ernst Ludwig Kirchner.
La machine à voyager dans le temps fonctionne aussi pour les collections puisque l’on peut passer d’une richissime collection de Holbein le Jeune (1497-1543) à Georges Braque (1882-1963) ou encore Picasso (1881-1973). La réputation de ce musée est telle que ce dernier a fait don à la fin des années soixante de quatre de ses œuvres (« Homme, femme et enfant », une esquisse des « Demoiselles d’Avignon » de 1907, deux œuvres tardives, « Vénus et l’amour » et « Le couple » de 1967) qui sont venues s’ajouter à deux autres en provenance d’un donateur bâlois. En tout le Kunstmuseum revendique un trésor de 300.000 œuvres pièces s’étalant sur huit siècles de création, du Moyen Âge tardif jusqu’à l’époque contemporaine. Son origine provient du cabinet Bonifacius/Basilius Amerbach dont les joyaux des 15e et 16e siècles ont été achetés en 1661 par la ville. Hans Holbein le Jeune fit d’ailleurs un portrait de Bonifacius (le père) faisant partie des collections du musée.
L’étage voué à l’art moderne comporte de belles signatures comme celle de Juan Gris (1887-1927) avec un convaincant « Bouteille, journal et compotier » et un très beau « Poète » de Picasso qui pourrait être qui on veut tellement le cubisme embrouille notre inconscient. S’ensuivent un séduisant Chagall (1887-1937) avec une toile intitulée « Ma fiancée aux gants noirs », du Gleizes, du Delaunay, du Poliakoff, un remarquable Dubuffet qui nous fait mieux comprendre avec « Déterminations incertaines » où Keith Haring est probablement allé chercher une partie de son inspiration. Sans oublier une série de Mondrian, artiste aplanétique sans lequel toute exposition du genre moderne risquerait de provoquer une impression d’inachèvement. Georges Braque est également là à travers une œuvre, « Le Portugais », tout aussi cubiste que le « Poète » de Picasso à ceci près qu’il comporte deux mots inscrits au pochoir dont l’un n’est autre que les trois lettres BAL ce qui tombe, on en conviendra, à pic. Ce beau réservoir d’art moderne doit notamment une partie de son catalogue à la braderie Kahnweiller qu’orchestra l’État français en 1921 au titre des dommages de guerre. L’un des acheteurs n’était autre que le peintre Jeanneret qui n’était pas encore Le Corbusier et agissant à Drouot pour le compte du banquier suisse Raoul La Roche (1).
Mais répétons-le, le contenant vaut presque ici le contenu. En 1936, les architectes Rudolf Christ et Paul Bonatz, représentants dit-on d’un « modernisme conservateur », ont édifié la partie la plus importante et la plus intéressante du Kunstmuseum sur l’axe St.Alban Graben. L’agencement général favorise grandement le confort de la visite avec une hauteur sous plafond de cathédrale. La réussite se retrouve dans chaque détail y compris dans les toilettes qui nous font croire passagers d’un paquebot de luxe sauf qu’il n’y pas de pont et que le bâtiment ne bouge pas. La croisière est immobile mais quel faste pour les yeux.
PHB
Je crois que l’Histoire de l’art est à réécrire : on n’arrête pas de nous gargariser l’esprit avec toujours les mêmes quelques soi-disant grands noms…