L’exposition de la BNF-Mitterrand, «Imprimer, l’Europe de Gutenberg», nous plonge au cœur d’une innovation qui a constitué une véritable révolution au XVe s. Près de six siècles plus tard, les applications pratiques de l’intelligence artificielle gagnant du terrain, on ne peut manquer de faire un parallèle entre ces deux inventions propres à ébranler nos pratiques et à soulever le même type d’enjeux économiques, techniques et politiques. Mais là n’est pas le sujet de l’exposition qui retrace de façon passionnante l’histoire du développement de l’imprimerie en Europe et les clés de son succès. Nul besoin d’être un amoureux des beaux-livres pour admirer les incunables (livres imprimés avant le 1er janvier 1501) richement illustrés présentés, issus des réserves de la BNF. Parmi eux, trois pièces d’exception marquent trois étapes majeures de l’imprimerie : le plus ancien bois gravé (vers 1400) occidental pour reproduire des images, le Bois Protat; le plus ancien ouvrage conservé au monde imprimé à partir de caractères typographiques métalliques; le Jikji (Corée, 1377 ; et la fameuse Bible de Gutenberg (vers 1455).
Cette exposition est aussi l’occasion de rendre aux imprimeurs qui ont précédé Gutenberg ce qui est à eux. Car Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie ou du moins, pas tout seul. En Asie Orientale, à la fin du VIIe s., des impressions étaient déjà faites à partir de matrices de bois gravées à l’envers en relief, puis encrées. Et, on a recours très tôt en Chine et en Corée à des caractères mobiles en terre cuite, bois ou céramique. Les caractères métalliques apparaissent plus tard. Le plus ancien livre daté, imprimé en 1377 au moyen de caractères métalliques est coréen, le Jikji. Si Gutenberg n’a sans doute pas eu connaissance de l’invention coréenne, il a eu connaissance des techniques préexistantes en Europe sur lesquelles il s’est appuyé. Son génie est d’avoir su combiner plusieurs de ces techniques métallurgiques et graphiques : la gravure, la frappe et la fonte du métal ; le transfert d’encre par impression à l’aide d’une presse à bras. L’élément clé de son dispositif est l’emploi de caractères mobiles (un par lettre de l’alphabet) combinables et réutilisables à l’infini.
L’impression de la Bible avec ses 1300 pages de texte, est une prouesse, réalisée vers 1454 avec Schöffer, calligraphe, et Fust, bailleur de fond. Car si Gutenberg tient le haut de l’affiche, il n’a pas travaillé seul. Dès le départ l’objectif de ce trio de «geeks du XVe s.» était ambitieux : mettre immédiatement sur le marché plus de cent cinquante exemplaires de la Bible afin de rentabiliser l’innovation. Sur les pas de Gutenberg, des imprimeurs, des humanistes et des artistes se sont associés et ont créé à foison des ateliers, véritables start-up, pour améliorer le procédé et développer le marché du livre. Expérimenter, perfectionner, reproduire mécaniquement tout ce qu’un livre manuscrit pouvait contenir: typographies non latines, musique, images, couleurs, était leur credo. Grâce aux aïeules des start-up, la diffusion des procédés d’impression s’est faite rapidement à travers l’Europe, en Allemagne tout d’abord, puis en Italie et notamment Venise puis à Paris (environ 1470).
Les premiers imprimés restent très proches de la tradition manuscrite. L’une des premières bibles de Gutenberg a d’ailleurs curieusement été imprimée avec des caractères imitant l’écriture manuscrite, sans doute pour ne pas perturber les lecteurs ! Les innovations de forme, notamment les formats plus petits, permettent de séduire un lectorat plus vaste. Très vite, en plus des ouvrages religieux, tous les champs du savoir sont investis : disciplines enseignées dans les universités (grammaire, rhétorique, logique, mathématiques, musique, astrologie, géométrie, droit et médecine) et dans les écoles (apprentissage de l’écriture et du calcul) mais aussi ouvrages pratiques pour répondre aux besoins quotidiens ou pragmatiques des lecteurs. L’éventail des productions est large, comme le montrent les ouvrages présentés à l’exposition.
Citons pêle-mêle : La pratique de chirurgie (1478) avec des dessins des instruments qui font froid dans le dos ; Le viandier de G. Tirel dit Taillevent (1489), impression de l’un des plus vieux manuscrits de recettes de cuisine française écrit en 1392 ; Le débat du vin et de l’eau (vers 1490) ; Le marteau des sorcières (vers 1487), manuel d’inquisition réédité 30 fois en Europe avant 1669 qui décrit le maléfice comme un crime spécifiquement féminin ; Le voyage de Breydenbach (1486), voyage d’un écrivain-voyageur à Jérusalem, accompagné d’un illustrateur qui a réalisé des vues magnifiques de villes dont Venise sur une page qui se déplie pour atteindre 1,60m ; Vie des hommes illustres de Plutarque (1477), imprimé sur parchemin et enluminé (ci-contre).
Cette exposition passionnante se termine le 13 juillet. Il serait dommage de manquer cette éblouissante promenade littéraire parmi des livres rares de toute beauté et de ne pas voir les démonstrations faites sur une copie de presse à bras du musée Gutenberg de Mayence.
Lottie Brickert
« Une exposition qui laisse une forte impression » : joli clin d’oeil…
La légende prête à Gutenberg (célébré à Strasbourg) d’avoir inventé sa « presse à imprimer » en voyant fonctionner un pressoir à raisins lors de son séjour en Alsace. « In vino veritas »?