Un chapeau de clarté à Orsay

Il y a au moins deux portraits de Berthe Morisot qui ne manqueront pas de frapper les visiteurs du musée d’Orsay. Sur l’un, Édouard Manet (1832-1883) a saisi une artiste dans toute la fraîcheur de son âge en 1872. Ce n’est rien de dire qu’il en a figé toute la beauté. Encore que « figé » soit un terme impropre car le mouvement du visage est sous-jacent. Il est réconfortant de noter que notre cerveau est encore capable de ressentir cette vitalité alors qu’une intelligence artificielle serait à même de sortir le personnage de la toile et de l’inclure en trois dimensions parmi les très nombreux amateurs de Manet et Degas qui se pressaient la semaine dernière au sein de l’exposition qui leur est consacrée. Pas d’inquiétude de ce point de vue-là, les impressionnistes font toujours le plein au détriment malheureusement du confort visuel. On se croirait dans le métro. Sur le deuxième portrait de Berthe Morisot (1841-1895), celui qui s’oppose au premier, Manet semble avoir transformé son modèle en dame fripée alors qu’en 1874 elle n’avait que 33 ans. Ce n’était peut-être pas le bon jour, mais le résultat fait mal tant sa réalité désappointe.

Manet était un séducteur, statut consubstantiel à sa légende. Dans « Les clés de l’Art Moderne », ouvrage paru en 1955, Robert Collin plaignait Madame Manet (Suzanne Leenhoff) car il la désignait comme la « femme la plus trompée du monde ». Ajoutant qu’Édouard tombait « immanquablement amoureux de ses modèles » par « enthousiasme ». De son côté Berthe Morisot admirait le peintre et notamment son chapeau « posé en soleil ». Manet l’aurait bien séduite mais son frère avait été plus rapide que lui. Dommage que les sœurs Morisot « ne soient pas des garçons » remarqua un jour Manet conquis par Yves (prénom épicène à l’époque), Edma et Berthe, car « on pourrait causer ». Comme si c’était incompatible, mais passons. Il lui parlait et lui donnait la parole avec son pinceau. Si bien que Stéphane Mallarmé (1842-1898) y faisait allusion en ces termes: « Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté/Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté/Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées/Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées. » C’était dans le poème « Apparition ». En 1895 à Valvins (Seine-et-Marne), Mallarmé devait recevoir une missive de Berthe qui lui disait: « Je suis malade, mon cher ami. Je ne vous demande pas de venir car il m’est impossible de parler. » Mais lui s’est précipité, quelques jours avant la fin.

Cette exposition évoque une époque cruciale dans l’évolution de la peinture, Manet en tête. On se souviendra qu’il y a cent soixante ans cette année, le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet s’était vu déporté dans le clan des « refusés » après une sélection il est vrai impitoyable. Et en passant devant l’admirable toile où une femme posait nue assise dans l’herbe fraîche, Napoléon III lâchera ses trois mots rapportés par les chroniqueurs de l’époque: « C’est indécent ». La remarque (en quelque sorte un compliment) n’avait pas dû beaucoup déstabiliser Manet lequel, à l’abri du besoin, portait déjà beau, ses guêtres le protégeant des basses éclaboussures. Trois ans plus tard Courbet achèverait son « Origine du monde » lequel irait encore plus loin dans le genre anatomie libérée.

En fait il faudrait s’introduire de nuit à Orsay ou bénéficier de complicités pour profiter de l’exposition dans de bonnes conditions. Chacun lève la tête vers les toiles comme on le fait dans les aéroports devant le tableau des départs et des arrivées. Il faut une certaine énergie jumelée à une indispensable patience pour tenter d’attraper une œuvre du regard. Celles de Degas (1834-1917) nécessitent pour le moins un peu de calme alors que tout se joue en quelques secondes avant l’inévitable visiteur qui, téléphone en main, bouche l’horizon de ceux qui sont derrière. Le pire est que parfois nous sommes celui-là, celui qui gêne. Les plus urbains se diront « pardon ».

Ce Degas avait rencontré Manet au Louvre de façon fortuite. Edgar y recopiait un Velasquez. « Mazette » lui lança Manet avant de se présenter, enclenchant ainsi quelques solides années d’amitié néanmoins jalonnées de quelques brouilles. Une notice au sein de l’exposition nous précise qu’au contraire de Manet, Degas (ci-contre par le premier) n’était pas un noceur. Mais il avait une forme d’humour teintée d’un certain dédain pour le progrès. S’exprimant un jour  à propos de l’un de ses confrères (cité dans « Les clés de l’Art Moderne »), il s’interrogeait en ces termes: « Savez-vous ce qu’a fait Forain? Il a fait installer chez lui le téléphone. Et lorsqu’on le sonne, il y va ». Ce disant, Degas avait bien repéré l’asservissement débutant de l’appareil en question.  S’il arrive aujourd’hui à son ombre de se risquer aux heures de pointe au sein de l’exposition du musée d’Orsay, il doit être horrifié. Mais sa consécration au moins, au côté de son ami Manet, est intacte.

PHB

Jusqu’au 23 juillet, Musée d’Orsay et à partir du mois de septembre au Metropolitan Museum of Art, New York

Photos: ©PHB
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Une réponse à Un chapeau de clarté à Orsay

  1. Puyserver dit :

    On devrait interdire la prise de photos , ou de vidéos avec des smartphones pendant les expositions:ça bloque la circulation du public , ça empêche d’apprécier pleinement une oeuvre et loin de demander pardon , les gêneurs vous houspillent . Un comble!
    Alors que catalogues sur papier , et internet vous permettent d’apprécier tout à loisir l’exposition.
    MP

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