Elle fut à la chanson à textes ce que Sarah Bernhardt fut au théâtre. Juliette Gréco (1927-2020), l’éternelle muse de Saint-Germain-des-Prés… Immortalisée après-guerre sous l’objectif de Robert Doisneau, vêtue d’un long manteau sombre, accroupie et caressant un chien, l’église en arrière-plan … “La Gréco”, chanteuse et comédienne, femme libre et rebelle, reine des Bacchantes chez Cocteau (1) et interprète des poètes de son temps. Toujours présente puisqu’immortalisée par ses enregistrements, les films dans lesquels elle a tourné (2) ou encore les archives de l’INA… N’empêche, nous aimerions bien l’avoir là, sur scène, devant nous. Et, quitte à rêver un peu, pourquoi pas sur une scène grande comme un mouchoir de poche, rappelant le temps de La Rose rouge? Une intimité avec le public que l’artiste-interprète appréciait au point de s’y produire encore, le succès venu. C’est donc au Théâtre de la Contrescarpe qu’Annadré Vanier, qui a indéniablement “Un petit air de Juliette Gréco”, nous propose un hommage des plus réussis au répertoire et à la vie de la grande Juliette.
À jardin, un piano ; à cour, un tabouret de bar ; au centre, une sorte de sofa modulable en mousse de couleur rouge avec coussin assorti. Voilà pour le décor. Simple et fonctionnel. Annadré, jolie brune portant frange et cheveux à mi-longueur, silhouette gracieuse vêtue d’un pantalon et chemisier noirs, se présente. Elle aurait le même nez que Juliette Gréco, d’où son intérêt pour la chanteuse, annonce-telle d’un ton humoristique et léger. La dame est une habituée des scènes de cabarets parisiens et frôle avec le stand-up. L’intérêt pour Juliette Gréco, on s’en doute, est une véritable passion et le spectacle, l’aboutissement de nombreuses recherches dignes d’une thésarde. Un vrai parcours du combattant également. Lorsque la chanteuse interprète la première chanson, “Non, monsieur je n’ai pas vingt ans”, le charme opère de façon saisissante. Sans tomber dans l’imitation factice, l’artiste est Gréco. Chant, élocution, tenue, gestuelle… Elle est tant et si bien habitée par Gréco, en a une connaissance si intime, qu’elle en devient sa sœur jumelle.
“Vieille” (Jacques Brel), “Je suis comme je suis” (Jacques Prévert – Joseph Kosma), “Jolie môme” (Léo Ferré), “La panthère” (Pierre Seghers – Yanis Spanos), “La femme” (Guy Bontempelli), “La Javanaise” (Serge Gainsbourg), “Déshabillez-moi” (Robert Nyel – Gaby Verlor) … les chansons se succèdent, plus belles les unes que les autres, entrecoupées d’anecdotes et de saillies humoristiques. La dame est mutine et gouailleuse, avec un franc-parler digne de celui de son illustre aînée.
Par petites touches, avec drôlerie et tendresse, dans une temporalité non linéaire, Annadré nous raconte Gréco, mais aussi Prévert, Kosma, Seghers, Ferré, Gainsbourg ou encore Bernard Dimey. L’ensemble est fluide, le tout s’enchaîne merveilleusement. Le récit n’est pas exhaustif et c’est tant mieux. Les amours, les engagements de la belle sont survolés et c’est très bien ainsi. Mais à travers cette esquisse de portrait, nous percevons néanmoins l’essentiel, le goût immodéré de Gréco pour la liberté, la musique et la poésie. Avec des chansons qui lui ressemblent.
Le pianiste et arrangeur du spectacle Stan Cramer, lui aussi excellent, s’avère, par ailleurs, un véritable partenaire de jeu. Une belle complicité anime les deux interprètes qui se renvoient avec bonheur la balle en musique. Spectacle théâtral et musical, “Un petit air de Juliette Gréco” s’éloigne du simple récital avec une mise en scène légère et inventive.
Mais sa grande réussite réside avant tout dans l’interprétation des chansons. Car, actrice-chanteuse comme Juliette Gréco, Annadré les vit plus qu’elle ne les chante, et l’émotion est très souvent au rendez-vous. Lorsque se font entendre les premières paroles de “J’arrive” de Jacques Brel, avec une trouvaille de mise en scène que nous ne révélerons pas ici pour ménager l’effet, des frissons nous saisissent : “De chrysanthèmes en chrysanthèmes / Nos amitiés sont en partance / De chrysanthèmes en chrysanthèmes / La mort potence nos dulcinées…”
Au printemps 2020, quelques mois avant sa mort, Juliette Gréco avait eu connaissance de ce projet de spectacle et avait donné son aval. Sans doute, avait-elle senti une même sensibilité chez son interprète d’aujourd’hui… Car c’est indéniable : Annadré a bien plus qu’un petit air de Juliette Gréco.
Isabelle Fauvel