Septembre 1918. La guerre existe depuis quatre ans quand le député du Nord Claude Cochin publie un appel à l’attention du gouvernement de la France et «des sommités intellectuelles des pays neutres» : «Notre cœur saigne en pensant à nos malheureux compatriotes victimes de l’odieuse brutalité du conquérant; mais notre intelligence souffre en songeant aux trésors d’art livrés à des mains rapaces.» Aux irréparables pertes humaines s’ajoutait «l’inquiétude de voir les œuvres du genre humain mises en grand péril». Dans certains cas, la menace de voir l’ennemi s’approprier les chefs-d’œuvre artistiques des régions occupées avait déjà été mise à exécution. L’appel du député était largement justifié. Plus de soixante personnalités répondirent favorablement à l’initiative encouragée par le président de la République Raymond Poincaré et le président du conseil des ministres Georges Clemenceau. Parmi les signataires, on trouve de nombreuses célébrités de l’époque, notamment les peintres Émile Bernard et Maurice Denis, les écrivains Maurice Barrès, Tristan Derème, Fagus, Maeterlinck, Franz Hellens. Également sollicité, Guillaume Apollinaire, engagé depuis le début du conflit, souscrivit avec enthousiasme à la demande et envoya au comité un poème spécialement écrit pour la circonstance, “Souvenirs de Flandres “.
Son texte figure en premier de la soixantaine de textes que publièrent les Cahiers de l’Amitié de France et de Flandre, créés et dirigés par l’écrivain et journaliste André Mabille de Poncheville, le 17 novembre 1918. Sa participation en forme de prosopopée resta à peu près inconnue de la plupart des lecteurs d’Apollinaire jusqu’en 1956, quand le même Mabille de Poncheville le fit à nouveau paraître dans le journal régional La Voix du Nord. Sa forme très classique peut surprendre, venant d’un écrivain qui, cinq ans plus tôt avec Alcools, avait bousculé les codes de la poésie. En revenant à la tradition ancienne, sans doute se conformait-il au style général utilisé dans les textes patriotiques de l’époque. Il révèle en tout cas la bonne connaissance d’Apollinaire des grands artistes flamands et sa sensibilité aux paysages du nord.
« J’ai goûté sur la dune où Dante a dû passer/ Les couchants langoureux des pensives Zélandes ; / Les clochers regardaient de la digue et des landes,/ Bruges, sur ton canal les bélandres glisser.
Villes, vos monuments, églises et musées, / Renaissent en mon âme. O Flandres, je revois/ Vos chefs-d’œuvre debout, et d’eux monte une voix/Qui dit : Nous renaîtrons, nous les pierres brisées.
Qui dit : Nous reviendrons, nous livres et tableaux/ Nous autels, nous joyaux, et nous L’AGNEAU MYSTIQUE,/ Nous Châsse de Memlinc, cet éternel cantique, /Et nous ces fins d’été qui saignent dans les flots.
Nous renaîtrons : corons, hospices, béguinages,/ Beffrois et carillons, négoces opulents./ Qu’importe le Malheur ! Sur les canaux dolents/ Comme des cygnes vont les misères des âges.
Leur sillage s’efface aussitôt. Les destins/ Rient dans les moissons d’or et dans le sein des mères./ Nous renaîtrons aussi, nous fêtes populaires, / Kermesses, Carrousels. – Ô fraîcheur des matins.
Tendresse des longs soirs alanguis dans les Flandres, / Grands ports que chaque nuit colorent les fanaux, / Je me souviens de vous, eaux vertes des canaux / Où glissent lentement les pensives bélandres. »
Les lecteurs d’Apollinaire y retrouvent les “bélandres“ (bateaux à fond plat utilisé sur les rivières) déjà présentes dans “Vendémiaire“ («Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers / Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres»). Quant à la Zélande, il s’agit d’une province maritime au sud ouest des Pays-Bas, qui marquait la limite du Front.
Pour évoquer les trésors menacés de disparition, Apollinaire prend à titre d’exemples deux chefs-d’œuvre : la « Châsse de Sainte Ursule » de Hans Memling (1489), toujours visible à l’hôpital Saint-Jean de Bruges et l’admirable polyptyque, « L’Adoration de l’Agneau mystique » des frères Van Eyck, monumentale œuvre de 1432, exposée aujourd’hui en la cathédrale Saint-Bavon de Gand (voir détail ci-dessous). À noter que lors des premières années du conflit, le chanoine de la cathédrale avait secrètement (et prudemment) fait transférer les panneaux de ce précieux retable dans des résidences privées où ils furent emmurés et cachés sous des lames de parquet. Quant à la Châsse de Sainte Ursule, elle était destinée à conserver les reliques des « Onze mille Vierges », ainsi que des souvenirs ramenés des croisades en Terre sainte. Apollinaire ne pouvait ignorer cette légende…
Même s’il s’était rendu plusieurs fois en Belgique et en Hollande, il n’apparaît pas qu’il ait eu l’occasion de voir lui-même ces précieux témoignages de l’art flamand. Mais leur célébrité était grande dans toute l’Europe et le poète, également critique d’art, possédait une bonne connaissance des collections des grands musées européens.
Apollinaire n’eut cependant pas le plaisir de voir son poème publié. La grippe espagnole, comme on le sait, devait l’emporter, une semaine avant la parution du Cahier de l’amitié de France et de Flandre.
Gérard Goutierre
Merci pour cette découverte.Poème émouvant.Je le diffuse auprès des Amis des Musées de Lille.
Bonne journée.
À l’attention de Christian Moinet : ce poème a figuré dès 1956 dans la 1e édition de la Pléiade. Il est toujours bon, comme le fait Gérard Goutierre, de le remettre en mémoire et de le commenter.