La leçon de peinture de Balzac

À la demande du marchand d’art Ambroise Vollard, Picasso avait illustré la nouvelle de Balzac (1799-1850) “Le chef-d’œuvre inconnu” (1831). Cette réflexion sur la création artistique et la notion de chef-d’œuvre ne pouvait que parler, il est vrai, au génie espagnol. À un siècle d’intervalle -l’édition d’Ambroise Vollard date de 1931-, le romancier et le peintre avaient ainsi uni leurs talents pour raconter l’histoire de Frenhofer, ce peintre exceptionnel et vieillissant qui cherche désespérément à atteindre la perfection avec un portrait de femme sur lequel il ne cesse de travailler depuis dix ans. Accéder au sublime à travers l’œuvre d’art, tel est le rêve que poursuit Frenhofer, la quête qui le mènera à sa perte. Le cinéaste Jacques Rivette avait, lui aussi, raconté l’histoire, à sa façon, avec son film “La Belle Noiseuse” (1991). Aujourd’hui, c’est sur la petite scène du Théâtre Essaïon, à Paris, que la comédienne Catherine Aymerie s’empare de la nouvelle balzacienne. Une leçon de peinture joliment menée !

Dans la salle exiguë et voûtée aux grosses pierres apparentes, un fauteuil de tissu bleu trône au milieu du minuscule plateau. Légèrement en retrait, dans un recoin côté cour, un guéridon haut sur lequel reposent un verre à pied et une carafe de vin. Rien d’autre. Aucun accessoire ne viendra s’ajouter par la suite. Une femme s’assied et, le regard semble-t-il plongé dans le nôtre, commence son récit d’une voix paisible : “Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins…” Le ton est calme et l’élocution, parfaite. Chaque phrase, chaque mot se détache distinctement, prend sa juste place dans l’espace, entraînant dans son sillage son lot d’images évocatrices. Nous voilà transportés, comme par magie, dans le Paris du XVIIème siècle à la suite du jeune Nicolas Poussin… La narratrice interprète à elle seule tous les personnages de l’histoire : Poussin (1594-1665), Porbus (1569-1622), Frenhofer… Les trois peintres devisent de leur art avec intelligence et passion. Alors que Porbus est un célèbre portraitiste de cour au faîte de sa renommée et dans la plénitude de son talent, Poussin n’est alors encore qu’un débutant inconnu, mais prometteur. C’est cependant le troisième personnage, Frenhofer, imaginé de toutes pièces par Balzac, élève dans sa jeunesse du grand Mabuse dont il a retenu les leçons, qui est écouté avec vénération par les deux autres. Le Maître fait montre d’un œil critique des plus experts, commente les œuvres dans leurs moindres détails, distille avec sagacité son savoir. Ses conseils sont paroles d’Évangile : “La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! (…) Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! (…) Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres.”

Le vieil artiste ne cherche pas simplement à rendre la beauté des êtres, mais le souffle de la vie. Sa recherche artistique est une quête de perfection, de vérité absolue : “ (…) vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il ? Un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise.”

Le vieux Maître confesse alors mettre la dernière touche dans le plus grand secret à son chef-d’œuvre. Quelle ne sera pas la stupéfaction de Porbus et de Poussin en découvrant la mystérieuse toile… Si le suspense est au rendez-vous et la chute du récit aussi tragique qu’admirable, l’intérêt réside avant tout dans le discours et la manière dont tout cela est raconté. La leçon de peinture est passionnante et la comédienne, formidable. Nous sommes suspendus à ses lèvres. Catherine Aymerie se déplace très peu, bouge à peine et ne quitte jamais le plateau. Toute agitation semblerait ici superfétatoire. L’immobilité sied à l’intensité du propos. De même, elle ne se dévêtira pas de son élégant manteau à la belle doublure verte miroitante. Chaque geste est soigneusement mesuré et revêt une intensité d’autant plus grande. Seuls quelques effets de lumière, simples et efficaces, et un peu de musique relèvent les ellipses temporelles. Nous touchons là à la vérité du théâtre. Un grand texte, une grande comédienne, une salle propice à une belle intimité et le tour est joué ! Néanmoins la chose est suffisamment rare pour être saluée.

Isabelle Fauvel

“Le Chef-d’œuvre inconnu” d’après la nouvelle d’Honoré de Balzac. Adaptation théâtrale & jeu Catherine Aymerie. Mise en scène Michel Favart. Théâtre Essaïon 6 rue Pierre au Lard 75004 Paris, les lundis et mardis à 19h15, dimanches à 19h30 jusqu’au 27 juin

Photo: © Jean-François Delon
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2 réponses à La leçon de peinture de Balzac

  1. Philippe PERSON dit :

    Rien à redire à votre article. Tout y est. Chapeau bas. Ceux qui me lisent sur Froggy peuvent comparer : le vôtre est bien meilleur que le mien… La critique n’est pas une compétition mais il faut reconnaître le travail des autres quand il a la qualité du vôtre.

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