Champagne ! Le mot se conjugue à l’impératif dès qu’un succès se concrétise. A l’issue d’une épreuve automobile ou d’une course à la voile, le vainqueur masturbe frénétiquement un magnum pour éclabousser les spectateurs pressés contre le podium. Le champagne revendique, depuis qu’il sait pétiller, la signature d’un apéro un tant soit peu festif. Le dictionnaire indique, au mot champagne, «vin blanc de Champagne rendu mousseux». Cette définition, pour tout un chacun, frôle le pléonasme, même si le vignoble local assure également la production de vins tranquilles, blancs comme rouges. La côte de Bouzy, versant Sud-Est de la Montagne de Reims produit un vin bouqueté d’une belle couleur grenat. Tout amateur connaît le rôle prêté au révérend père Pierre Pérignon. Le mot « dom », accolé à son patronyme, du latin dominus, est un titre d’honneur en usage dans certains ordres monastiques, notamment les bénédictins, auxquels il appartenait. Les vins blancs de Champagne avaient une tendance naturelle à mousser de façon aléatoire, propriété fâcheuse aux yeux des vignerons. Dom Pérignon semble s’être attaché, vers 1670, à trouver le procédé permettant d’obtenir à coup sur une mousse régulière. Il se serait inspiré de la méthode de vinification de la blanquette de Limoux, dont il fit la découverte lors d’un séjour à l’abbaye de Saint Hilaire, en Languedoc.
Le procédé, découvert de façon empirique, relève d’un rationnel scientifique : le jus de raisin fermente en tonneau, se transformant en vin et en gaz carbonique. Lors de la mise en bouteilles, on ajoute une dose de sucre et de levure. Ce qui impose deux précautions, des flacons plus épais, des bouchons renforcés par un muselet. Une deuxième fermentation se produit alors, et le gaz carbonique se dissout à saturation dans le liquide à volume constant. À l’ouverture de la bouteille, le gaz, obéissant à l’inflexible loi de Boyle-Mariotte, produit un dégagement aboutissant à cette effervescence si appréciée. On attribue également à cet estimable moine une méthode permettant d’éclaircir le liquide, trouble à l’origine, sans avoir à le transvaser.
Intendant cellérier de l’abbaye d’Hautvillers, jusqu’à sa mort en 1715, le père Pérignon fut enterré au pied du maître autel. À son côté repose le père Thierry Ruinart, moine fort savant, disciple de Mabillon. Celui-ci avait participé à la mise au point du divin breuvage. Dom Ruinart avait un frère, riche marchand de draps à Reims, lequel avait un fils, Nicolas. Le garçon perçu rapidement l’intérêt commercial du nouveau vin pétillant.
Malheureusement, le transport du vin n’était réglementairement possible qu’en tonneaux, procédé impropre au champagne. Les bouteilles étaient alors offertes aux clients de son père, comme cadeaux d’entreprise. D’où l’origine d’une coutume qui se poursuit de nos jours. Un édit du conseil d’État du roi Louis XV , daté du 25 mai 1728, va changer la donne. Il permet «le transport du vin de Champagne gris» dans tout le royaume «en paniers de cinquante ou de cent bouteilles». L’aventure peut commencer. Nicolas Ruinart fonde à Épernay, le 1er septembre 1729, la première maison de champagne. Ne possédant pas de vignobles, il achète les raisins et les vinifie. La société est ensuite transférée à Reims. Les affaires vont si bien que la vente de tissus s’efface devant celle du champagne. Et la fortune vient. La marque est, aujourd’hui, la propriété de LVMH avec un succès persistant. D’autres ont fait de même sur le même créneau, Heidsick, Moët, Jouët, et leurs veuves, mesdames Pommery, Perrier, Cliquot… En un monde volontiers machiste, le négoce du champagne permit aux veuves de s’imposer.
Les amateurs de champagne se séparent en deux écoles : ceux faisant confiance aux grands négociants, ceux recherchant le petit récoltant. Un simple coup d’œil sur l’étiquette permet de savoir d’où vient le flacon : un négociant manipulant, élaborant des vins d’assemblage, s’identifie par NM, un récoltant manipulant, petit producteur vendant sa propre cuvée à partir d’une seule exploitation, s’identifie par RM, une coopérative par CM, une marque d’acheteur par MA. Ce dernier sigle recouvre le plus souvent de l’ordinaire. Car il existe aussi en Champagne des vins ordinaires. Le champagne de grande marque offre un goût stable d’une année sur l’autre. Un style garanti n’expose jamais à la déconvenue, mais se paye nettement plus cher qu’un bon bordeaux. Le champagne de petit producteur, souvent plus vert, permet de bonnes surprises, impose des recherches sur le terrain (ils sont plus de 5000), ou des informations venant d’amis très fiables. Il est significativement moins onéreux. On lui doit parfois des réveils pénibles, avec lourdeurs de tête et brûlures oesophagiennes.
Les gens raisonnables comptent une bouteille (1) pour six flûtes, avant de passer à table. Mais il est des endroits ou le champagne s’évapore à grande vitesse, à tout moment de la journée, et sous tous les prétextes. Le champagne ? c’est la bière des riches !
Jean-Paul Demarez
C’est aujourd’hui mon anniversaire ! Champagne !