La loi du 29 juillet 1881 s’est construite sur un schéma classique: elle proclame notamment un principe, la liberté de la presse, puis en fixe les limites. Seront sanctionnés l’injure, la diffamation, les cris séditieux, qu’ils soient rendus publics par un journal, ou tout autre moyen de diffusion. Son article 26 définit un délit très particulier, l’offense au Président de la République, à charge pour le Ministère public d’en assurer la répression. Bien qu’à l’époque, le locataire de l’Élysée exerce une fonction d’arbitre sans réel pouvoir, il symbolise un régime encore fragile. Lequel attire naturellement le quolibet, comme la statue du monarque la fiente de pigeon. En ces temps d’apprentissage de la démocratie, la presse satirique se montre déjà d’une particulière férocité. Toutefois, de 1881 à 1940, l’offense semble la règle et le procès l’exception. La police signale, le parquet examine et transmet, la Chancellerie classe de façon systématique. En dépit de crises profondes, affaire Dreyfus, scandale de Panama, séparation de l’Église et de l’État, guerre mondiale… à la 18e chambre, spécialisée en affaires de presse, végètent seulement quatre malheureux dossiers.
Sous l’État français, caractérisé par le culte du Chef, la notion d’offense s’étend de la fonction de Chef de l’État à la personne du Maréchal. Les poursuites seront fréquentes, non pas tant contre les journaux, soumis à une censure préalable, que visant des paroles publiques. Sont retenus des propos dissonants, proférés chez le coiffeur, dans les files d’attente, les débits de boissons, et rapportés à la police. À la clef, des peines de prison. Trois cents condamnations, dont celle de l’avocat lyonnais Lavison, ayant déclaré à la terrasse d’un café «Pétain est un vieux cul». La IVème revient à la tradition de modération. Trois affaires, concernant Vincent Auriol, deux, côté presse d’extrême droite, relevant de l’insulte, une, côté presse communiste, l’accusant de protéger un général nazi.
La constitution de 1958 faisant du Président de la République le pivot de l’exécutif, la personnalisation s’accentue. La Vème traversant de violents troubles liés à l’indépendance de l’Algérie, l’époque n’est ni à la vénération, ni à la mansuétude. Dans les cinq cents instances identifiées, trois catégories de poursuites, contre des opposants politiques, contre des périodiques, les uns et les autres de la droite anti-gaulliste, contre des outrages publics L’offense connaît une interprétation extensive, incluant la caricature, dès lors « qu’elle dépasse la simple irrévérence ou la raillerie pour revêtir un caractère outrageant pour la personne (du Général), trahissant sans équivoque la volonté délibérée de jeter sur lui le mépris et la déconsidération ».
Le septennat interrompu de Georges Pompidou ne connaît que deux poursuites pénales, l’une, lorsqu’un plumitif voit dans la grâce accordée à l’ancien milicien Touvier «des motifs autant financiers que personnels», l’autre lors de la publication par Cabu et Hara Kiri des «aventures de madame Pompidou». Il faudra beaucoup d’habileté rhétorique aux juges pour démontrer que le Président est offensé lorsque son épouse est visée. Dès son intronisation, VGE s’engage à s’abstenir de recourir à l’article 26. Mitterrand et Chirac suivront son exemple, laissant l’épée au fourreau. Elle va en ressortir pour la dernière fois avec Nicolas Sarkozy.
Bref rappel : salon de l’agriculture, le 23 février 2008. Le Président Sarkozy prend l’habituel bain de foule. Un malotru refuse sa poignée de main, «ah non, touche moi pas ! tu me salis !». La réplique fuse, un peu triviale : « eh ben, casse toi, pov’con ». L’altercation devient virale, sur Internet comme sur les infos télé. Et maintenant, les faits : voyage présidentiel à Laval, le 28 août suivant. Sur le trajet du cortège, le sieur Hervé Eon se campe, un écriteau à la main, ou s’inscrit : «casse toi, pov’con». Il se retrouve en correctionnelle. Le délit étant constitué, il écope d’une sanction dérisoire de 30 euros avec sursis. Confirmation en appel, puis en cassation. Le coupable s’en va trouver la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle va donner tort au droit français. Relevant que le requérant était un militant politique d’opposition, que son intention satirique était évidente, elle reconnaît à la satire un caractère d’expression artistique. Elle est, par conséquent légitime, et sa condamnation, «pas nécessaire dans une société démocratique». Ce, en référence à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, stipulant que «toute personne a droit à la liberté d’expression, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques» sauf circonstances très exceptionnelles. Le délit d’offense au Président de la République sera, par conséquent, abrogé par la loi du 5 août 2013.
Demeure punie l’injure publique à tout serviteur de l’État, ce qui vaut pour le Président comme pour le moindre cantonnier municipal, dans l’exercice de leurs fonctions.
Jean-Paul Demarez
Merci Jean-Paul pour cet historique bien venu ! Les textes laissant comme toujours le champ ouvert aux interprétations, je proférerai désormais mes injures dans la sphère privée, en me méfiant tout de même des portables et des montres connectées…
Fan de chichourle !
Vraiment intéressant et nécessaire !
Un petit point chronologique : à la fin, la loi ne serai-elle pas d’août 2012 plutôt que 2013, une loi ne pouvant exister avant d’être promulguée, Ou alors elle est bien de 2013, janvier ou février, mais pas d’août !
il s’agit très exactement du chapitre XIII de la loi n°2013-711 du 5 aout 2013, portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France (JORF n°0181 du 6 aout 2013)