Les livres de Denis Grozdanovitch, auteur français unique en son genre, sont comme des cailloux semés par le Petit Poucet pour enchanter notre vie qui en a tant besoin. Ce sont des conversations «à sauts et à gambades», selon l’expression de Montaigne, autour d’un thème, par exemple «Petit traité de désinvolture» (José Corti 2002), «L’Art difficile de ne presque rien faire» (Denoël 2009), ou «Le génie de la bêtise» (Grasset, 2017). Pour deviser de ses précédents ouvrages comme de son petit dernier, «La gloire des petites choses» (Grasset), comme on aimerait être assis avec lui au coin du feu de sa maison de Clamecy, en compagnie de sa femme Judith et de leurs deux chats… Il nous les a rendus familiers de livre en livre, puisque chaque anecdote, chaque idée, chaque considération, chaque citation, sont faites pour engager le dialogue avec le lecteur, et que D.G. aime bien nous livrer, à petites doses, quelques aperçus sur sa vie privée, tout à fait comme Montaigne, justement. Son érudition servie par un langage raffiné teinté d’humour nous touche bien souvent au cœur et à l’âme.
Les lecteurs avertis savent qu’il ne faut pas négliger les exergues en tête de ses livres, et «La gloire des petits choses» ne fait pas exception : il s’ouvre sur trois citations, d’abord de Georges Haldas avec sa «gloire des petites choses», puis de Saint-John Perse avec «la simple chose, la simple chose que voilà», puis de Kerouac. Si Haldas ne vous est pas familier, ne vous inquiétez pas, car il va en être beaucoup question puisque l’auteur adore nous faire découvrir des écrivains inconnus ou peu connus. Plus curieuse est la citation de Saint-John Perse que Denis égratigne pas mal par la suite, et voici celle de Kérouac :
«Dois-je enfreindre le commandement de Dieu ? Une petite mouche se frotte les pattes de derrière.» Tel est le thème du livre: l’essentiel n’est pas dans les grandes choses, mais dans le détail, l’inattendu, une rencontre fortuite, la couleur du ciel, le regard fixe du chat, bref tout ce qui intéresse avant tout les poètes. Et les gens dégoûtés par notre monde moderne.
Nous avons droit au début à une anecdote sur «un elfe de légende», qui donne sa tonalité à l’ouvrage. En 2013, invité à une résidence littéraire à Québec, il se sent un matin saisi de nausées en déambulant dans les rues, quand une petite fille l’accoste pour lui demander s’il veut lui acheter «un petit caillou porte-bonheur». Il l’envoie promener, mais une voix intérieure l’avertit, il rappelle la messagère en se souvenant «que les Grecs anciens avaient toujours cru que les Dieux se présentent à nous sous les aspects les plus anodins». Il achète la pierre dix sous, se sent miraculeusement guéri, et gardera toute sa vie ce porte-bonheur unique.
Puis nous allons découvrir pêle-mêle «Lumineux rentre chez lui» signé André d’Dhôtel, un texte de Julien Gracq tiré des «Lettrines», et une longue nouvelle d’Hugo Von Hofmannsthal, «Andreas», racontant l’histoire d’une coïncidence fulgurante, à savoir que «deux événements sont mystérieusement reliés». Encore faut-il avoir l’âme assez poétique pour les repérer, et D.G. reviendra sur le conteur viennois à propos de sa «Lettre de Lord Chandos» exprimant la crise existentielle littéraire du Lord quant au langage et à la poésie, que lui-même partage. Viendront ensuite, autour de l’idée du jeu de mots, bien d’autres auteurs connus et inconnus tels Nietzsche, Claudio Magris, Bruno Schulz, et bien des références à ces carnets que l’auteur remplit depuis toujours, compilant d’innombrables détails et circonstances de sa vie, lectures y compris: «L’un des livres les plus étonnants que j’aie jamais eu la chance de lire, est intitulé «Tous les petits animaux». Il a été écrit par un Écossais nommé Walker Hamilton… ». S’ensuit l’histoire de l’enterrement de «tous les petits animaux tués par les automobiles le long des routes».
Au titre de l’humour et autres insignifiances, telles les «marginalia» dont les lecteurs émaillent certains livres, Denis nous raconte comment il avait religieusement envoyé chacun de ses livres à son beau-père, le père de Judith, qui venait de mourir à 97 ans. Récupérant ses livres parmi «son immense bibliothèque», il découvre qu’ils sont constellés de notations plus désobligeantes les unes que les autres. À la fin du «Petit éloge du temps comme il va», il trouve ce commentaire final : «Il (D.G.) mérite le prix de la concentration de conneries.»
Denis précise qu’il était en désaccord fondamental sur le monde contemporain avec cet homme. Ce monde contemporain qui le désespère, et auquel il tente de résister par l’amour de «small is beautiful».
Lise Bloch-Morhange
Denis Grozdanovitch, «La gloire des petites choses», Grasset, 20 euros
Cet ouvrage semble être bien dans l’air du temps : celui où il nous faut réapprendre dare-dare à nous servir de nos antennes !
Chère Lise
merci de réveiller ma curiosité pour « Grozda ». Je l’ai beaucoup lu quand il était édité par José Corti. J’avoue que j’ai moins aimé quand il est passé chez Denoël ou Gallimard.
Mais je vais retenter le coup et suivre vos persuasifs conseils !