Le 1er janvier, la direction du Théâtre du Rond-Point passait aux mains de Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel, précédemment à la tête du Monfort. Jean-Michel Ribes quittait les fonctions qu’il occupait depuis 2001. C’est néanmoins sa programmation qui court jusqu’en juin. Rien d’étonnant donc d’y retrouver la délicieuse Isabelle Carré, une fidèle des lieux depuis 20 ans, dans “La Campagne” (“The Country” 2000) de l’auteur britannique contemporain Martin Crimp (né en 1956), un “thriller domestique” selon l’expression de son metteur en scène Sylvain Maurice. Pièce à trois personnages, un homme et deux femmes, “La Campagne” n’est pas sans rappeler l’univers d’un autre dramaturge anglais, Harold Pinter (1930-2008) et notamment sa pièce “Old Times” (“C’était hier”, 1970). Milieu bourgeois, adultère, mensonges, non-dits, rapports de force et de domination, enchevêtrement du vrai et du faux, allusions, sous-texte… nous voici en terrain pour le moins “pinteresque”. Crimp égale Pinter dans la noirceur. Sa vision du couple est des plus sombres : un jeu de dupes où le rapport à l’autre s’avère inquiétant, menaçant, et renforce un sentiment latent de solitude et de violence. Brillant et glaçant !
Un décor minimaliste, froid et impersonnel : une immense table en bois clair d’une longueur démesurée au centre du plateau, au-dessus de laquelle sont suspendus deux luminaires en inox, une chaise à l’imposant dossier accolée et, sur le mur du fond, un gigantesque panneau lumineux qui, au fil du spectacle, changera de couleur et se rétrécira de temps à autre. Des lumières souvent froides. Plus glacial et inconfortable, tu meurs ! Nous sommes pourtant à la campagne, dans la maison où se sont installés un couple de quadragénaires, Richard et Corinne, et leurs deux enfants pour fuir la frénésie londonienne et mener une vie tranquille et bucolique. Enfin, soi-disant. Ce lieu tout sauf “cosy” donne d’emblée le ton. La distance est de mise.
Au début du spectacle, Corinne (Isabelle Carré) découpe, à l’aide d’une grande paire de ciseaux, dans une feuille de papier à fleurs, des morceaux pour décorer la chambre des enfants. Activité incongrue qui pose d’entrée son ennui et sa solitude. Son mari (Yannick Choirat) la rejoint. Nous apprenons que, dans l’ombre, dort une jeune femme que Richard, médecin, dit avoir trouvée inconsciente au bord de la route en rentrant de sa tournée de consultations. La jalousie de Corinne est éveillée. Nous comprenons alors que, en réalité, le couple a quitté la ville à cause des infidélités de Richard et que celui-ci a promis de devenir “clean”. La campagne est un nouveau départ pour le couple.
D’allusions en sous-entendus, de mensonges découverts en non-dits, la vérité se glisse dans les interstices et se fait peu à peu jour. La vérité ? Une vérité ? “Chacun sa vérité” dirait Pirandello… Des bribes de vérité surgissent néanmoins de-ci de-là. Et si nous ne pouvons être véritablement sûrs de rien, les choses se précisent petit à petit. C’est jubilatoire ! D’ailleurs les protagonistes sont-ils eux-mêmes dupes de ce jeu ? Jouent-ils à jouer ? Alors que nous prenons plaisir à avancer dans notre effort de compréhension, comme nous le ferions pour trouver un coupable ou résoudre une énigme, l’auteur s’amuse à nous apporter des réponses qu’il prolonge par d’autres questions. Cela semble sans fin… Rebecca (Manon Clavel) est-elle montée dans la voiture ? Et si c’est le cas, est-ce de son plein gré ? Est-elle la maîtresse de Richard ou une inconnue dont il aurait abusée par le passé ? Et que vient faire Morris dans cette histoire, cet ami (ou collègue ?) de Richard qui appelle sans cesse ? Ce téléphone en bakélite noir d’un autre âge trônant incongrument sur cette table de cuisine semble soudain si inquiétant… Morris couvre-t-il les frasques de Richard ou, pire, une faute professionnelle aux conséquences dramatiques ? Voire les deux?
Très bien écrite, la pièce alterne les moments de tension et de fausse légèreté avec des scènes d’une grande habileté, tel le récit que fait Rebecca à Corinne de son histoire avec Richard comme si elle s’adressait aux enfants du couple, ou encore la scène d’anniversaire lors de laquelle Corinne reçoit de son mari une paire d’escarpins rouges à talons aiguilles, un cadeau qui n’est pas sans rappeler le “jeu” de “L’amant” de Pinter justement…
Pour servir l’intrigue de Martin Crimp, il faut bien évidemment des acteurs exceptionnels de finesse, maîtres absolus du sous-texte. Isabelle Carré et Manon Clavel sont remarquables dans ce registre. Yannick Choirat, quant à lui, fait montre d’une opacité parfaitement contrôlée qui sert merveilleusement le mystère. Le dernier monologue d’Isabelle Carré, bouleversante d’émotion contenue, ainsi que le tableau final sont une pure merveille. C’est l’esprit encore plein de questionnements que nous restons sur cette ultime image : deux silhouettes figées, telles celles d’un théâtre d’ombres, et une sonnerie de téléphone qui retentit de plus en plus fort…
S’il ne reste que quelques jours pour voir “La Campagne”, trois représentations sont prévues à Nice et il y a fort à parier que d’autres dates de tournée suivront. À surveiller donc…
Isabelle Fauvel
Formidable papier Isabelle. Il se trouve que j’ai vu la pièce samedi. Vos mots sont d’une grande justesse.
Merci, Marie.