On lui prêtait la capacité d’adoucir le cœur des pécheurs, de vaincre le démon, la chair, la mort et quelques autres pouvoirs discrétionnaires. Du moins c’est ce qu’affirmait entre autres prédicateurs et chroniqueurs, le poète médiéval Hélinand de Froidmont, à propos de la Vierge Marie. Il imaginait la grossesse miraculeuse comme une « infusion de grâce » et certifiait qu’aucun péché n’avait pu entrer dans le « jardin clos, la fontaine scellée du corps et de l’âme de Marie ». Dans son livre longuement documenté, Rachel Fulton Brown démontre en quoi les auteurs de liturgies au Moyen-Âge, s’étaient inspirés du Cantique des cantiques, « magnifique poème d’amour contenu dans le canon biblique ». Une affaire au long cours puisqu’il a fallu pas moins de huit ans à cette professeur de l’université de Chicago pour venir à bout de cette thèse et quatre au frère Jonathan de Marie Joseph, carme déchaux au couvent de Toulouse, pour traduire les quelque 700 pages (avec les annexes) en français. Publié aux éditions Honoré Champion, le travail abattu suscite le respect.
Ce livre est un peu, en jouant sur les mots, la mère de toutes les enquêtes. L’auteur a par exemple comparé le nombre de dédicaces à Marie et à Pierre dans l’Angleterre médiévale, pour en conclure que la première gagnait le match haut la main (75% des intentions) et aussi établir que le culte marial était une des clés de la compréhension du Moyen-Âge, haute, moyenne et basse époque. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’à Marseille, Chartres ou Paris, il a été élevé de fameuses cathédrales dédiées à la mère de Jésus. L’époque a beau être impie, le mythe nous toise encore de ses pierres, de ses absides et autres vitraux.
Ces périodes reculées ne pratiquaient pas en revanche le culte de l’information, ce qui fait qu’il était possible de raconter à peu près n’importe quoi, c’est même ce que l’on a appelé avec pudeur les récits apocryphes ou encore les hérésies. Conservatrice aux propos parfois contestés (1) mais médiéviste patentée, Rachel Fulton Brown nous explique que Épiphane (315-403) s’était appliqué à combattre les fariboles notamment celles qui tournaient autour de la virginité post-accouchement. Il nous était dit dans la 78e hérésie étudiée par ce bon Épiphane, que les Antidicomarianistes avaient prétendu (avec une certaine logique quand même) que Marie avait eu une vie sexuelle avec Joseph, après la naissance divine. Pour Épiphane, ce n’était ni plus ni moins qu’une calomnie car « celui qui déshonore le saint vase, déshonore aussi le Seigneur ». Comme quoi, une fois graissé les armures, brossé les poulaines, sorti les poubelles et distribué le courrier, certains avaient encore du temps libre pour s’attaquer aux sujets de fond.
Il n’empêche que l’on n’a toujours pas fini d’en parler. Et que malgré tout, sous la plume de Rachel Fulton Brown, la question de l’utilisation du Cantique notamment pour chanter l’assomption, est passionnante. C’est sa façon d’aborder l’invraisemblable qui dérouille nos méninges. Il faut quand même imaginer la Vierge entendre frapper à sa porte et puis l’ouvrir sans voir personne. Selon un des multiples narrateurs cités, elle ne pouvait rien discerner puisqu’elle était encore enveloppée dans un manteau de chair. Marie aurait ensuite traîné dans les rues de Jérusalem avant de se faire repérer par des anges lesquels l’auraient, avec un sens prononcé de la mise en scène, exfiltrée vers le ciel où l’attendait une brigade d’archanges. Avec un tel story-telling, comme l’on dit de nos jours, on est bon pour la cellule de dégrisement.
Mais c’est de l’histoire ancienne et surtout une religion. Ce qui fait qu’il convient d’aborder le sujet en laissant de côté les préjugés. Le parallèle étudié entre les liturgies moyenâgeuses et le Cantique des cantiques est notamment troublant. En ce sens que ce livre bien antérieur à Jésus, dont Salomon serait l’auteur, est une ode à l’amour y compris charnel. Et dans ce monde si pudique qu’est la chrétienté, le fait de s’être inspiré de l’ouvrage pour inspirer les louanges écrites à la Vierge, laisse songeur. Nul besoin en effet d’être un psychanalyste chevronné pour déceler du matériel incestueux dans ces chants et ces prières, que ce soit de la part de la mère ou du fils. Quand elle dit à ce dernier « puisque je te désire mon Époux » et lorsque le cantique, retravaillé par le poète latiniste Raby fait prononcer au Christ la phrase suivante: « Donne-moi tes baisers à plusieurs reprises/que tes bras m’encerclent/que je me nourrisse de tes seins (…) allonge-toi avec moi à la mi-journée (…) ». Nous sommes loin d’une partie de scrabble.
Les mots « dormition » et « cimetière » évoquent l’un et l’autre l’idée que la mort est provisoire. La montée au ciel de Marie est décrite par Jean de Damas (675-749) comme glorieuse, accompagnée d’hymnes sacrés et d’ailleurs bien mérités pour celle qui « s’avance au lever du jour, belle comme la lune, élue comme le soleil ». C’est pourquoi on goûte tellement ses rares apparitions.
PHB
Le grand danger dans ce genre de sujet et d’essai d’interpétation étant bien sûr de confondre ou mêler les plans historique, physique et spirituel….D’en faire pas même une vraie et simple nourriture, mais un brouet, un rata !
Et quand c’est le cas, tout cela vire alors tout de suite à la grande et facile rigolade où plus rien ne tient debout évidemment !
D’autant que, dès le départ, les (fâcheuses et néfastes) traductions courantes sont moralisantes et culpabilisantes au possible pour exercer un pouvoir !
Annick de Souzenelle et Jung mettent heureusement tout cela à plat !
« Et dans ce monde si pudique qu’est la chrétienté… » bof, puritain plutôt.
Bonne journée
Cela donne envie de relire le Cantique des cantiques, merci.
Je déguste, comme d’habitude; la partie de scrabble m’a particulièrement réjouie. Attention à l’excommunication, cher Philippe. Vous êtes revenu sur terre, ce n’est pas pour repartir … en enfer.