Bien-être animal

En ce temps-là, le 6 juin de l’an de grâce 2014, Sa Majesté Elisabeth II se rendit en visite officielle en Normandie, pour célébrer le soixante-dixième anniversaire du D-day. Un banquet d’État était prévu, en son honneur et celui de son époux. Le chef de l’Élysée Guillaume Gomez, présenta le menu qu’il envisageait à l’approbation de l’autorité compétente. En entrée, un foie gras des Landes à la gelée de Sauternes. Outre le fait que ce mets constitue un grand classique de la gastronomie française, on disposait, pour ce choix vis-à-vis de la Couronne britannique, d’une solide jurisprudence. Il avait été servi sous François Mitterrand le 25 octobre 1984, et par deux fois sous Jacques Chirac, les 16 mai 1996 et 11 novembre 1998. À la satisfaction de la Souveraine. Mais, entre temps, le Prince de Galles avait banni cette préparation de ses résidences comme constituant une inacceptable atteinte au bien-être animal. Ce, depuis 2008.

Le service du Protocole ne manqua pas de relever cet interdit, mettant ainsi le chef dans l’embarras. François Hollande, informé de la difficulté, se fit diplomate: pourquoi pas demander son avis à la reine ? Celle-ci opta pour le foie gras dont elle était friande. Ce fut la première fois ou un Chef d’État reçu par la France eut le plaisir de choisir son repas Notre ambassade à Londres disposa ainsi un argument majeur à opposer à la polémique qui ne manqua pas de l’assaillir.

Car à partir de 2000, la législation britannique a interdit la production de foie gras sur toute l’étendue du royaume. Un aliment de luxe résultant d’une maltraitance qu’un peuple civilisé ne saurait admettre. Des associations militantes comme PETA (People for the Ethical Treatment for Animals) ou ALRM (Animal Liberation Rights Movement) s’agitent pour empêcher les restaurants chics d’en inscrire sur leur carte. En 2010, Fortnum and Mason, temple de l’épicerie haut de gamme, a fait l’objet de campagnes hostiles jusqu’à ce que la chose disparaisse de ses rayons. Par le slogan «stop F and M foie gras cruelty» qui fut matraqué sur les réseaux sociaux. À cet égard, le grand magasin Harrods semble constituer un des derniers îlots de résistance. À la faveur du Brexit, un projet de loi a été déposé aux Communes visant à en interdire l’importation. Mis en sommeil, mais jusqu’à quand ?

Ce combat s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus large. Un concept philosophique a été conçu, dans les années 1970, en analogie avec le racisme et le sexisme, le spécisme, afin de permettre à ses fondateurs de se déclarer contre. D’abord contre l’expérimentation animale, puis contre toute souffrance délibérée infligée par les humains aux êtres innocents d’autres espèces. Les antispécistes sont les lointains descendants de François d’Assise, qui, vers 1215, prêchait la fraternité unissant toutes les créatures de Dieu.

Les spécistes, sans forcément s’en rendre compte, ont le tort de faire prévaloir leurs intérêts sur ceux des autres membres du monde du vivant. Au nom d’une soi-disant supériorité naturelle. Pour des motifs souvent spécieux, futiles ou ridicules. Ainsi les fêtes de fin d’année constituent-elles un sommet de barbarie inconsciente. Un moment où l’on entre par effraction dans la coquille des fines de claire. Où l’on sacrifie un malheureux jeune coq après en avoir arraché avec les doigts les testicules et l’emprisonner pendant un mois dans l’obscurité en une petite cage dénommée épinette, puis le rôtir sous le nom de chapon. Où l’on se repaît encore de l’organe hépatique d’oie ou de canard artificiellement rendu stéatosique par gavage. Tout ceci est bien évidemment en contrariété avec la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, signée le 10 mars 1976, et tout particulièrement son article 6: «aucun animal ne doit être alimenté de telle sorte qu’il en résulte des souffrances ou des dommages inutiles».

La quasi-totalité des États membres de l’Union Européenne a cessé de produire du foie gras, à l’exception de quelques réfractaires conduits par la France, comme la Hongrie, la Bulgarie, l’Espagne et la Wallonie. Avec cette fausse bonhomie qui le caractérisait, le président Chirac, en 2000, démarra un intense lobbying: il en fit servir par surprise à ses homologues du conseil de l’Union, pour leur démontrer l’excellence de la spécialité. L’action s’est poursuivie dans le temps. Résultat, le Parlement européen a déclaré, le 22 février 2022, dans un «rapport d’initiative», que la production de foie gras «respectait les critères du bien être animal», ce au nom de la tradition. L’argument n’est pas nul. La pratique plonge, incontestablement, dans les temps les plus reculés.

Les Romains de l’Ancien Empire, qui dénommaient jecur l’organe hépatique, se régalaient du jecur de l’oie, dès lors qu’on avait pris soin d’engraisser l’animal avec des figues en quantité. La surcharge hypertrophiante due à cette alimentation particulière produisait le ficatum jecur, délice des disciples d’Apicius. Sa réputation devint telle qu’il n’y eu plus pour désigner toute espèce de foie que le mot ficatum, jecur disparaissant du vocabulaire. Du bas latin ficatum dérive notre terme foie.

Pour garantir sa large prépondérance sur le marché mondial, la France s’est dotée d’une réglementation étonnamment permissive, permettant à son industrie agro-alimentaire de pratiquer cette alimentation forcée des volatiles, en contravention avec les dispositions internationales, et assimilée par la plupart des pays à une torture. Ainsi, notamment, l’arrêté du 21 avril 2015 relatif à la production de foie gras, autorisant explicitement le gavage des palmipèdes. La situation reste cependant juridiquement ouverte. L’article 515-14 du Code civil reconnaît à tout animal la qualité «d’être vivant doué de sensibilité». Le droit administratif, face à l’arrêté sus-nommé, permet dès lors une voie de contestation. Il suffirait qu’un canard ou qu’une oie, estimant que ce dispositif réglementaire lui fait grief, formule contre l’État un recours pour excès de pouvoir, et en demande l’annulation. La cause n’est, par conséquent, pas perdue.

Jean-Paul Demarez

Photo: ©PHB
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4 réponses à Bien-être animal

  1. Pierre DERENNE dit :

    « Contre de tels gens, quant à moi, je réclame.
    Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort :
    Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort ».
    – Jean de La Fontaine (1621 – 1695)

  2. Esquirou dit :

    Juste un petit bijou pour démarrer la journée ! Et bravo au commentaire de Pierre Derenne.

  3. « Au nom de la tradition. L’argument n’est pas nul. La pratique plonge, incontestablement, dans les temps les plus reculés. » dîtes-vous.
    La pratique de la guerre plonge aussi, incontestablement, dans les temps les plus reculés… Il n’empêche qu’elle est aujourd’hui considérée comme une barbarie…

  4. alain BOUTRY dit :

    Il y a chez LFI un dénommé Caron qui se fait beaucoup mousser sur ce sujet!

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