Merci aux Éditions du sous-sol (Le Seuil) de nous offrir une traduction française du livre de la légendaire Lilian Ross publié en 2015 chez Scribner, grand éditeur new-yorkais. Le problème est qu’à peine a-t-on achevé «Toujours sur la brèche», on en redemande. Et pourtant le livre couvre quelque soixante-dix ans de reportages et portraits dans tous les domaines, des courts ou des longs, sur des célébrités ou des inconnus, tous réalisés pour The New Yorker Magazine, avec pour seul guide une curiosité insatiable et un désir d’aller jusqu’au bout quand c’est nécessaire. Lillian Ross est née en 1918, entrée au New Yorker en 1945, morte en 2017 à 99 ans, elle a donc publié ce livre deux ans avant de mourir. Mais il y a bien longtemps qu’elle est devenue une journaliste de légende, depuis la publication de son portrait d’Hemingway en 1950 et celui de John Huston en 1952, parus d’abord dans le New Yorker puis en livres à plusieurs reprises par la suite.
Son premier titre de gloire est d’avoir été, durant des décennies, la plus constante plume de «The Talk of the Town», la rubrique vedette du New Yorker considéré par beaucoup comme «the most influential magazine in the world». Depuis sa création le 21 février 1925, le magazine est demeuré un modèle d’exigence journalistique, mêlant reportage de fond et commentaire social, politique ou culturel, fiction et poésie, le tout panaché d’humour et de sophistication, comme l’illustrent ses fameuses couvertures toujours dévolues au dessin humoristique (Sempé fut un des grands récidivistes) et quantité d’autres à l’intérieur. Le premier numéro a donné le ton empreint d’humour et de dérision dont la publication ne s’est jamais départie en proclamant : «Le magazine fait savoir qu’il n’est pas publié pour la vieille dame de Dubuque dans l’Iowa.» Une proclamation volontairement snob, naturellement, mais le magazine devait acquérir rapidement une réputation allant bien au-delà de New York et même de Dubuque !
Les célèbres rédacteurs en chef des débuts comme Harold Ross (rien à voir avec Lillian) et William Shawn (tout à voir avec Lillian) jusqu’à l’actuel David Remnick (seulement cinq au total) sont eux aussi restés fidèles à la tradition voulant qu’on laisse au journaliste ou écrivain toute liberté quant à la longueur de sa prose, faisant un sort à des nouvellistes comme Vladimir Nabokov, J.D. Salinger, Philip Roth ou John Updike. «La crème de la crème», comme disent les Américains en roulant les r.
Quant à la rubrique vedette «The Talk of the Town» (Toute la ville en parle) dans laquelle Lilian Ross s’est longtemps illustrée, elle aussi a conservé pendant des décades la règle initiale, à savoir l’anonymat, les articles n’étant pas signés jusque dans les années 1990. Il fallut attendre 2001 pour que la journaliste en publie des morceaux choisis, révélant qui avait suivi Albert Camus lors d’un voyage promotionnel, qui avait recueilli les confidences de Jackie Onassis, ou qui avait joué au tennis avec Boris Eltsine. Sans oublier ses propres chroniques naturellement, alors très centrées sur New York, mais tout le monde savait qui les signait. Par exemple son article sur un Norman Mailer de 25 ans.
Étant donné son talent, le New Yorker lui ouvrit rapidement ses autres pages, en particulier pour ses fameux portraits de Hemingway et Huston des années 1950.
Comme elle l’explique dans son introduction, elle avait sympathisé avec Hemingway et sa quatrième femme Mary quelque temps auparavant dans leur maison de Ketchum, Idaho, et avait persuadé Bill Shawn que l’écrivain avait «une façon formidable de s’exprimer». Et lorsque l’auteur du «Soleil se lève aussi» lui écrivit pour lui dire qu’il passerait quelques jours à New York avant de s’envoler pour l’Europe, le rédacteur en chef donna son accord à condition que la journaliste se borne au séjour new-yorkais de l’écrivain. Celui-ci accepta ingénument Lillian dans son intimité pendant quelques jours, dans sa suite d’hôtel ou au restaurant où on assiste à ses bavardages et ses beuveries, au MOMA où il pérore devant les Titien et Giorgione («Eux aussi, c’était des gars de Venise !»), chez Abercombie où il choisit un imperméable et des pantoufles qu’il met aussitôt dans ses poches en lançant négligemment «Mettez tout sur mon compte !», ou avec sa grande amie Marlène Dietrich qu’il appelle «la Boche». Le tout avec un luxe de détails et une élégance de style merveilleux. Le portrait de 33 pages, publié le 13 mai 1950, fit scandale, car on n’avait jamais dépeint ainsi «un grand écrivain», et il contribua grandement à déboulonner Hemingway de son piédestal. Pourtant Lillian a toujours protesté de sa bonne foi (voir l’introduction), affirmant jusqu’à sa mort qu’elle admirait la candeur du personnage.
Son prochain reportage allait la consacrer définitivement comme la tête de file du «new journalism», suivie par les flamboyants Truman Capote ou Tom Wolfe, sauf que Lillian Ross n’a jamais cherché la notoriété. Cette fois, elle devait suivre pendant un an John Huston sur la côte Ouest, préparant puis tournant le film «La charge victorieuse», adapté du classique de Stephen Crane sur la guerre de Sécession. Pour la première et sans doute seule fois dans l’histoire de Hollywood, on assiste au jour le jour à la bataille incessante du metteur en scène contre les huiles hollywoodiennes qui ne voulaient pas de ce film. Les cinq articles publiés dans le New Yorker entre mai et juin 1952 décrivent la galerie des dirigeants de la MGM de l’époque avec une grande férocité, et les légendaires Louis B. Mayer, le boss, ou Dore Shary son bras droit, en sortent essorés. Simplement parce que Lillian a tout vu et tout raconté. Le gagnant est John Huston qui a toute sa sympathie. On attend impatiemment la publication de la deuxième partie de «Film 1ère partie: Poussez la petite vieille dans l’escalier !».
Tous ces portraits, comme d’autres plus récents des acteurs Robin Williams ou Clint Eastwood, nous donnent le sentiment d’avoir saisi à tout jamais l’essence même de leur personnalité, tandis que d’autres «histoires» les plus diverses, à première vue rébarbatives, nous confondent par l’intensité qu’elles dégagent. Qui aurait dit par exemple que le suivi, jour après jour, pendant un an, de l’épuisante préparation du troisième bal de Mardi gras de la Junior League de New York, intitulé «Fantastique», nous ferait toucher au cœur même de l’âme américaine ? Et qui aurait dit que «Les danseurs de mai»(extrait), le récit des répétitions de la danse folklorique annuelle d’une obscure Public School d’East Broadway, se révèlerait aussi poignant, au point de mériter tous les éloges de J.D. Salinger (« L’attrape-cœurs » 1951), autre grand ami de la journaliste : «C’est de la littérature, que j’aimerai toujours et n’oublierai jamais». Le reportage hissé au niveau de la littérature, voilà l’héritage de Lillian Ross.
Lise Bloch-Morhange
«Toujours sur la brèche», Lillian Ross, Éditions du sous-sol, 2022
«John Huston par Lillian Ross : textes issus de The New Yorker, 1949-1986», Éditions Carlotta films, 2019
«François Truffaut par Lillian Ross : textes issu de The New Yorker, 1960-1976», Éditions Carlotta films, 2019
Photos 1-2: ©LBM
Morte en 2017 et non en 1917.
Pas grave, tout le monde aura rectifié.
Amicalement
A.R
C’est rectifié merci à vous. PHB
MERCI ALAIN-OEIL-DE-LYNX!
Merci
Je me suis offert les dessins du New Yorker : un délice
L’envie de continuer avec les articles de Lillian Ross…
Merci beaucoup Lise de nous faire découvrir cette Lillian Ross, qui a l’air bigrement intéressante.
Quelle aventure !Je découvre tout un monde inconnu si américain et si passionnant
Merci Lise
excellent!!!!!!!