C’était en septembre en début de mois, il y a maintenant cinq siècles précisément, qu’un rafiot à bout de souffle mais chargé de précieux épices, faisait son retour à Séville, dans le sud de l’Espagne. De la flottille d’origine, des cinq bâtiments partis prouver trois ans auparavant que l’on pouvait faire le tour du monde en passant par l’ouest, il n’en restait plus qu’un, le plus modeste. Sur les 265 hommes du départ, il n’en restait plus que dix-huit. Le grand manquant était Magellan, celui qui croyait plus que tout à cette intuition selon laquelle il existait un passage (paso) à l’extrême sud de l’Amérique permettant de rallier l’océan Pacifique, baptisé par lui ainsi parce qu’il ne s’y passait rien. Del Cano, l’amiral survivant, reçut tous les honneurs car sa version des faits ne pouvait connaître de contestataires. C’était pourtant Magellan le vainqueur, mort en milieu de parcours en raison paraît-il d’une rixe idiote avec des indigènes. Mais le chroniqueur du bord, Pigafetta, savait. C’est grâce à lui que l’on connaît toute l’histoire de ces bateaux partis le 20 septembre 1519 pour une aventure inouïe. Et aussi grâce à Stefan Zweig, historiographe magnifique, qu’il est possible de refaire mentalement la grande boucle.
C’est sur un confortable paquebot en route pour l’Amérique du Sud, que Stefan Zweig, par esprit d’escalier, a songé à l’odyssée de Magellan. Sa narration, parue en 1938, est en tout point captivante. Impossible ou presque de sauter une ligne, tant les informations abondent, tant le récit est riche en intrigues, tant l’exploit de Magellan (âgé de 39 ans au départ de Séville) fascine à chaque détail livré par Zweig. L’impression est de lire un roman de mille pages alors que l’édition de poche n’atteint pas les trois cents. C’est dire si l’histoire s’y trouve concentrée, c’est dire si la plume habile de l’auteur nous tient en haleine.
Voilà brossé avec un talent respectable le portrait d’un Portugais taciturne et fort de caractère, embarqué au départ de sa carrière comme simple matelot sur la route des épices. Un homme qui apprend tout, la navigation bien sûr, mais aussi le commerce, la bagarre, la science du commandement. Son intelligence, sa ruse, son instinct, sa capacité à flairer le danger font merveille et ses supérieurs n’ont qu’à se louer de ses qualités. C’est l’époque où le pape a divisé le monde en deux. Toute découverte se trouvant à l’Est appartiendra au Portugal et l’opposé ira à l’Espagne. Ce qui était un peu bête en raison de la rotondité de notre astre mais le concept avait encore du mal à faire son chemin. Le Portugal avait pris une sacrée avance dans le programme de conquêtes et ce tout petit pays s’enrichissait dans des proportions extraordinaires, tout en répandant le christianisme pour satisfaire aux nécessités morales.
Revenu de ses expéditions Magellan sollicite le roi du Portugal avec son projet de tour du monde et tente de le persuader qu’il existe un océan par delà les Amériques au bout d’un passage secret. Dans son for intérieur il sait bien que ce n’est qu’une intuition, malgré quelques faibles renseignements et fausses découvertes qui ne lui donnent qu’un tout petit peu raison. Cependant le roi, agacé, l’envoie paître. C’est alors que Magellan prend l’initiative de contacter le roi d’Espagne (là aussi il lui a fallu trouver un passage pour atteindre la cour). Et celui qui n’est autre que Charles Quint finit par se laisser convaincre et même, il lui facilitera la tâche.
Immense tâche que sont ces préparatifs. Car Magellan doit retaper cinq anciens navires, trouver des équipages, des capitaines, du ravitaillement pour un nombre inconnu d’années, de quoi faire la guerre (canons et arquebuses) et même dire la messe. Le mieux, même si ce point est accessoire sur le strict plan de la navigation, étant d’avoir fait monter à bord Antonio Pigafetta, un chroniqueur italien, chevalier de Rhodes, qui chroniquera l’extraordinaire aventure dans un manuscrit dont il subsiste aujourd’hui trois copies. Zweig (et pas que lui) soupçonne les Espagnols d’avoir escamoté l’original en raison de passages peu favorables à la première version officielle.
L’ouvrage de Zweig est tellement bien fait que l’on entend craquer les membrures de son bâtiment, que l’on se surprend à ressentir l’effet de la houle, les méfaits du froid à l’approche de la Patagonie. Avant de découvrir le fameux passage, Magellan a dû affronter des dizaines de périls, difficultés, trahisons, rébellions et conflits variés. Il fait explorer et sonder chaque anfractuosité de la côte sud-américaine qui pourrait être le mythique chenal. Jusqu’au jour où, le désespoir ayant atteint son amplitude maximale, après avoir déjoué toutes les fausses sorties, toutes les impasses, il arrive de l’autre côté et touche l’océan Pacifique et ses 160 millions de kilomètres carrés. Il a vaincu, c’est bien le cas de le dire, contre vents et marées.
Quelle embardée n’a-t-il pas commise! Cinq siècles plus tard en ce mois de septembre, on peut encore évaluer sur une carte les conséquences de sa folle entreprise. Si les Philippines sont aujourd’hui ce qu’elles sont, hispanophones et catholiques, c’est « grâce » à lui. Mais pour le reste, sauf pour l’histoire, son détroit ne sera guère fréquenté. Trop compliqué, trop sinueux, ses épigones préfèreront passer encore plus au sud. Et quand en 1913, le président Wilson appuiera sur le bouton qui ouvrira le canal de Panama, c’en sera terminé de la route ouverte au péril de sa vie et de ses équipages par le Portugais.
Revenu sans son maître et ami en 1522, Antonio Pigafetta, avait fait par ailleurs une étrange découverte alors que le navire venait de prendre contact avec un comptoir portugais du côté du Cap Vert. Alors qu’il notait scrupuleusement depuis trois ans l’agenda de l’aventure, le jour du calendrier qu’on lui annonça à la côte, n’était pas le même que celui qu’il avait inscrit sur son registre. C’était le tout début du décalage horaire.
PHB
« Magellan », Stefan Zweig, Le livre de Poche, 7,30 euros
Vous me donnez vraiment envie de lire cet ouvrage ! Merci. Je fonce chez mon libraire…
Un rappel d’histoire bien agréable à lire. Merci
Merci Philippe pour cet article passionnant sur une aventure inouïe narrée par un auteur que j’affectionne particulièrement, mais dont je n’avais pas lu cet ouvrage ! Amitiés.