Elle vient d’acheter une buse empaillée sur eBay à un anonyme michel64. Son appartement se noie dans la mauvaise grâce d’une plomberie défectueuse. Elle voyage avec un obscur auteur néerlandais pour enchaîner des séances de lecture dans des bibliothèques perdues de l’Allemagne rurale. Et sans crier gare, alors qu’elle l’a bel et bien enterré, ressurgit le fantôme de son père, Yves S, amateur plus qu’éclairé d’art pré-colombien, expert au Bureau international du travail à Genève, homme du monde en plein jour, homme d’affaires occultes et mystérieuses en Afrique. Pourtant, elle avait rompu avec ce père bien avant qu’il meure et elle pensait en avoir fini avec lui. Alors Monica veut croire que son naufrage domestique, son oiseau empaillé qui la guette dans son salon, la résurgence paternelle et ses errances de romancière épuisée sont des signes du destin qui se télescopent et l’emportent vers le fond.
Mais elle croit aussi tenir la solution à son désastre personnel : sortir de son univers, aller se colleter avec une réalité à mille lieues de la sienne, écrire un bouquin qui n’épuisera ni sa santé mentale, ni sa résistance physique. Il lui suffit de trouver un bon fait-divers qui saura devenir la base d’un roman «facile et efficace». Et à force d’écouter des podcasts, elle finira bien par trouver l’histoire «vraie, spectaculaire et la plus éloignée possible (d’elle)». Ça, c’est l’histoire telle qu’elle la projette en se brossant les dents et en écoutant «Affaires sensibles» sur France Inter. Un soir, en pyjama, elle jette son dévolu sur l’assassinat de Georges Besse. Elle va se lancer sur la piste d’Action directe, sur la France des années 80, se demander comment et pourquoi des jeunes gens qui croyaient dur comme fer à l’action directe décident d’abattre sur un trottoir le patron d’une grande entreprise française.
Monica n’a qu’un souvenir flou de cette affaire. Elle était jeune alors et n’habitait pas en France. Elle enquête, fouille sans relâche toute la presse de cette période, traque tout ce qui évoque de près ou de loin les attaques de banques, les meurtres de policiers, les procès, les amnisties présidentielles. Elle finit par connaître tous les noms, toutes les affaires liées à Action directe. Elle compare avec la Fraction Armée allemande et avec les Brigades rouges. Pour ne pas devenir qu’une experte très documentée, elle s’interroge sur ce qu’il pouvait se passer dans la tête de ces jeunes gens que la violence n’arrêtait pas, qui assuraient ne rien regretter, qui se taisaient face aux juges et dont le parcours militant restait difficile à comprendre, encore plus à expliquer. Monica veut savoir ce qu’ils pensaient, ce qu’ils ressentaient et ce qu’ils en pensent aujourd’hui, ce qu’ils ressentent. Elle va en rencontrer quelques-uns.
Ces rencontres comptent parmi les moments les plus savoureux et les plus improbables de ce roman. Monica retrouve leur trace, les convainc de lui parler de ces histoires d’engagement vieilles de quarante ans. Il y a des chasses à la souris, des cueillettes de pommes et beaucoup de paroles échangées. Monica ne révèle pas tout. «Je ne suis pas une traître», répète-t-elle. À l’un qui s’inquiète de ce qu’elle va écrire de lui, elle adresse une partie de son manuscrit. Il lui renvoie avec des corrections en rouge, façon maître d’école. Elle se rebiffe. Ils tombent d’accord.
Tous ceux qui ont accepté de recevoir cette romancière un peu déboussolée, qui avoue son inculture politique, semblent avoir accepté collectivement sa sincérité. Parce qu’il y a autre chose que découvre Monica et qui n’a rien à voir avec Georges Besse ou Nathalie Ménigon. Il y a sa propre vie à elle, sa propre histoire. En plongeant dans la vie clandestine des activistes des années 80, Monica ressuscite par mégarde les secrets et la violence de son enfance. La clandestinité s’était immiscée dans l’intimité du noyau familial. Elle n’y avait jamais pensé dans ces termes. Elle ne fait d’ailleurs aucun parallèle entre ces deux univers mais il y a comme un rapprochement dans son analyse et dans sa posture. Elle le sait, elle l’accepte. Elle s’immerge dans les souvenirs et le présent des anciens d’Action directe sans leur fournir la moindre excuse, sans épouser -même à retardement- ne serait-ce qu’une parcelle de leur cause, comme elle s’immerge dans ses souvenirs à elle, certains enfouis, d’autres étouffés.
À l’arrivée, le projet de départ est oublié. «Une vie clandestine» n’est pas exactement un roman facile et commercial, encore moins une histoire très éloignée de celle de son auteur.
Monica Sabolo dont les romans précédents étaient souvent habités d’étranges adolescentes s’attaque à la dureté de la violence politique et fabrique une histoire poignante qui s’interroge sur la complexité du pardon, sur la difficulté des regrets et sur la duplicité des êtres.
Marie J
«La vie clandestine», Monica Sabolo, Éditions Gallimard, 318 pages.