Le volumineux Quarto Gallimard consacré aux romans noirs de l’Américain William R. Burnett (1899-1982), sorti en 2019, n’a pas eu le retentissement qu’il mérite. Comme si malgré l’opulence de l’ouvrage (1120 pages), le manque de notoriété de l’écrivain de son vivant le poursuivait encore. Il s’agit pourtant d’un auteur yankee majeur, ayant toute sa place auprès de Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James M. Cain, David Goodis, Chester Himes et autres. Écoutons John Huston dans son livre «An Open Book», publié en 1981 : «J’ai toujours admiré Burnett, qui me semble un des auteurs américains les plus négligés : Iron Man, Dark Hasard, Little Caesar, The Asphtalt Jungle et The Giant Swing- autant de romans considérables. Il y a des moments de réalité dans tous ces livres qui sont complètement écrasants.» Huston en sait quelque chose, lui qui connaissait bien Burnett et devait tourner l’adaptation de «The Asphalt Jungle» en 1950.
En fait l’âge d’or hollywoodien de Burnett couvre trois décennies, des années 30 aux années 50, durant lesquelles il vendra les droits de dix-sept de ses romans, dont seront tirés au moins vingt-neuf films. Sans oublier sa contribution à d’innombrables scénarios. Mais à partir des années 60, Hollywood se transforme et l’étoile de Burnett pâlira.
Tout a commencé avec «Little Caesar», qu’il publie en 1929, après avoir quitté Columbus, capitale de son état natal d’Ohio, pour Chicago. Un coup de maître né d’une triple conjonction, alors que ses livres de jeunesse ont été refusés mais qu’il a publié plusieurs nouvelles dans de grands magazines : sa détermination littéraire, sa découverte d’une ville tentaculaire comme Chicago, et l’emprise des gangs sur la ville (Al Capone est à son apogée) lui donnent l’idée de se mettre dans la peau des gangsters, alors que le roman noir avait privilégié jusque-là le privé, tels le Sam Spade de Hammett ou le Philip Marlowe de Chandler. S’inspirant, selon Benoit Tadié, présentateur du Quarto Gallimard, de l’ascension et de la chute du gangster Sam Cardinelli à Chicago, Burnett rédige son livre en huit semaines, démontrant un éblouissant talent littéraire. Marcel Duhamel publiera «Little Caesar» dès 1933, puis il accueillera Burnett dans «La Série Noire», mais toujours amputé.
Tout un pan du roman noir s’ouvre alors, et tout un pan du cinéma parlant avec «le film de gangster» : «Little Caesar» est adapté au grand écran par une bande de jeunes, Burnett ayant vingt-huit ans, Mervyn LeRoy le réalisateur trente-huit, Darryl Zanuck le coproducteur vingt-sept, et Edward G. Robinson trente. Que des jeunes qui vont marquer Hollywood pour longtemps. Commentaire de l’auteur : «Ce qui a fait le film, c’est Robinson et la manière dont Rico sortait tout droit du livre». Robinson sera propulsé star dès la première du 9 janvier 1931.
Fin 1929, Burnett et sa première femme étaient venus passer des vacances à Los Angeles, que l’écrivain ne quittera plus jusqu’à sa mort. Il enchaîne succès littéraires et cinématographiques, mais se retrouve ruiné par sa passion pour les courses de lévriers. Un contrat de cinq ans avec la Warner le remet à flot, et son roman «High Sierra», sorti en 1940 chez Knopf, grand éditeur newyorkais, est promptement adapté pour le grand écran par l’auteur lui-même et John Huston (en français «La Grande Évasion»). Raoul Walsh est à la caméra, et Humphrey Bogart, dans le rôle du cambrioleur poursuivi par le destin jusque dans la montagne de Sierra Nevada, amorce un tournant dans sa carrière.
Viendra quelque temps plus tard «la trilogie urbaine» de Burnett, constituant le cœur même du Quarto dans une version révisée, incluant en outre une biographie, une filmographie et des extraits passionnants du copieux journal de l’auteur, donnant son opinion aussi bien sur Maupassant que sur Anatole France, Proust, Joyce ou Hemingway dont il analyse finement les limites. Mais ses grands modèles demeurent Balzac pour l’ambition littéraire, et Simenon sur le plan stylistique, ce dont atteste sa trilogie urbaine : 1949 «The Asphalt Jungle», 1951 «Little Men, Big World», 1952 «Vanity Row», tous chez Knopf. Il dépeint de livre en livre la déchéance des grandes cités yankees gangrenées par le gigantisme, le fric et le vice.
Si les deux premiers romans mettent encore en scène un personnage positif, comme l’irascible directeur général de la police Hardy dans le premier et le commissionner Stark, un puritain de la vieille école, dans le second, aucun redresseur de tort ne figure dans «Vanity Row». La ville entière est tombée aux mains des pourris en tout genre.
Par contre on retrouve dans chacun des volumes deux personnages typiquement «burnettiens» : le journaliste cynique acharné nuit et jour à la poursuite de l’enquête, et une sorte de hors la loi échappant à toute catégorie, marginal égaré dans la grande ville, d’abord nommé Dix, puis Arky. Tous deux fondamentalement étrangers à The Big City, viscéralement nostalgiques de leur Sud natal. Comme Burnett l’était de son Ohio natal. Dans «Vanity Row», Dix et Arky se métamorphosent en une sorte d’incorruptible joueur de jazz Noir dénué de toute ambition sinon de pratiquer son instrument. Une des qualités de Burnett étant de donner vie au moindre personnage rencontré en chemin, comme à la moindre scène. D’où ce sentiment «d’écrasante réalité» souligné par John Houston.
Mais la grande vedette, le personnage principal des trois volumes, est cette ville tentaculaire du Midwest anonyme, jamais nommée puisqu’elles se ressemblent toutes. Burnett revient à l’infini sur sa description, soulignant ses perspectives gigantesques, comme si la Ville dictait sa loi aux personnages. Descriptions puissantes, sans cesse renouvelées, comme dans cette ouverture du chapitre II de «Asphalt Jungle» :
«River Boulevard, vaste comme une esplanade, avec ses contre-allées et les arcs de ses réverbères orange, dont l’alignement s’étirait à l’infini vers l’horizon embrumé, était aussi vide que si la peste avait balayé les rues de toute présence humaine.» Adaptant «Asphalt Jungle», à la fois co-scénariste et à la caméra, John Huston fait sortir les personnages en droite ligne du livre, imposant Sterling Hayden alors inconnu dans le rôle du marginal Dix, et donnant à une certaine Marilyn Monroe débutante le petit rôle remarqué de la maîtresse de l’avocat véreux.
C’est aussi lui qui a le mieux compris et servi William R. Burnett, injustement oublié aujourd’hui comme romancier, peut-être parce qu’il avait trop bien réussi à Hollywood comme scénariste…
Lise Bloch-Morhange
Splendide invitation à la lecture de William R. Burnet et à la découverte d’un auteur trop mal connu. Encore merci chère Lise pour vos précieux conseils culturels éclectiques . Bonne rentrée.
Merci pour tant d’enthousiasme!
Bravo pour cet article sur cet auteur remarquable.Pour le compléter,je veux attirer l’attention sur ses romans sur l’ouest publiés chez Actes Sud à l’initiative de B.Tavernier.Ce sont « Adobe walls »[terreur apache] qui est une merveille dont on ne se lasse pas,qu’on peut lire et relire, »Mi amigo » s’inspirant du mythe de Biĺly the kid, »Pale moon » paru avant chez Gallimard,à la trame policiére dans l’ouest et « Saint Johnson » sur l’affaire de OK Corral qui a suscité un film en 1935.
Merci pour votre commentaire. W.R.Burnett était en effet un écrivain éclectique, et ne se considérait pas comme un auteur de polars. Ce qui est précisé dans le texte de B.Tadié, et même si le Quarto est intitulé « Romans noirs ». Vaste sujet…