Il a suffi de feuilleter un vieux numéro de l’Œil traînant sur un étal de bouquiniste pour éveiller une curiosité de Parisien désœuvré. Car à l’été 1962, ce magazine offrit dans ses colonnes, un portrait d’un artiste depuis bien longtemps disparu, Aubrey Beardsley. Anglais, francophone, ce jeune homme n’avait pas atteint 26 ans lorsque frappé par la tuberculose, il décéda à Menton en 1898. Il se trouve que cela fait cent cinquante ans qu’il est né en ces derniers jours d’août et que renseignements pris, cela valait un petit mouvement de projecteur. Dandy, dessinateur, écrivain, Aubrey Beardsley a laissé une trace irrévérencieuse dans l’Angleterre victorienne, bien connue pour son ultra conformisme. Il avait notamment côtoyé Oscar Wilde (1854-1900) pour lequel il illustra la version anglaise de la pièce « Salomé ». Les deux hommes avaient en commun d’être des esthètes, un certain goût pour une décadence choisie et une homosexualité pas facile à assumer, celle qui devait valoir à Wilde la prison et les travaux forcés.
Aubrey Beardsley était sans conteste un grand dessinateur. Son style, la sûreté de son trait sa convaincante inspiration et sa modernité, firent de lui l’un des précurseurs de l’Art Nouveau. Ce qui permet de mieux le connaître aujourd’hui fut la préface signée par Jacques-Émile Blanche (1861-1942), pour son livre inachevé, publié en français et titré « Sous la colline ». Il l’avait écrit à Dieppe, singulièrement dans la partie bistrot du casino, selon Blanche. Ce dernier brosse tout d’abord le contexte pudibond de l’Angleterre à la fin du 19e siècle, celui de la « pieuse et sévère Victoria » où des personnalités tentaient de surnager, tel Wilde se promenant dans Londres « un grand tournesol à la main ». Pas évident d’y être un jeune homme ayant choisi de ne pas être convenable et même d’afficher un dandysme raffiné. Toujours sous la plume de Blanche, Beardsley est avant tout un dilettante: « Tout ce qui est beau le retient; et même une certaine laideur, dont il a fait de la beauté. Il est un vrai produit de fin de siècle. Le tourmenté, le faisandé, le malsain de son art, me repousseraient autant qu’ils attirent tels autres, si le hasard ne m’eût mis à même de nouer des relations amicales avec cet homme de grande intelligence, de solide culture, de goût si sûr et si varié. Ce qui me plaît par-dessus tout chez Beardsley écrivain, c’est son amour de la langue française, qu’il ne parlait pas volontiers, bien qu’elle eût peu de secrets pour lui. » C’était aussi un rêveur qui savait convertir la puissance de ses songes dans ses dessins, ou bien dans ses rares ses écrits par ailleurs réputés érotiques.
Il se trouve que son livre figure dans les trésors numérisés de la BnF (Gallica)
et que l’on peut donc y prélever de délectables bribes tel ce passage: « Quelques femmes avaient mis de délicieuses petites moustaches teintes en pourpre et en vert clair, frisées et cosmétiquées avec un talent parfait; et d’autres portaient une grande barbe blanche, à la façon de sainte Wilgeforte. Puis, Dorât avait peint çà et là sur leur corps des figures grotesques et des vignettes extraordinaires. Sur une joue, un vieillard grattant sa tête cornue; sur un front, une vieille femme asticotée par un amour impudent; sur une épaule, une amoureuse singerie; autour d’un sein, un cercle de satyres; autour d’un poignet, une guirlande de bébés pâles et inconscients; sur un coude, un bouquet de fleurs de printemps; sur un dos, quelque aventure surprenante; aux coins d’une bouche, de toutes petites taches rouges; et sur une nuque, une volée d’oiseaux, un perroquet dans une cage, une branche de fruits, un papillon, une araignée, un nain ivre, ou bien, simplement, quelques initiales (…). »
Mais on l’a dit, Aubrey Beardsley s’était surtout distingué comme dessinateur et le magazine l’Œil, dans l’édition qui servit de point de départ à cette chronique, avait publié nombre de ses œuvres dont le fort intéressant « Débris d’un poète » ou encore le « J’ai baisé ta bouche Iokanaan », cette dernière étant prévue pour illustrer le « Salomé » de Oscar Wilde. Le trait précis là aussi, frappe par son élégance quelque peu gothique. Cependant la courte existence de Aubrey Beardsley ne lui aura pas permis de fixer son style, en témoignent certaines illustrations proprement fantastiques de « Sous la colline » lesquelles font soustraction de la dimension décorative que l’on retrouvera entre autres sur les couvertures d’une revue intitulée « The Yellow book » et colorée comme son nom l’indiquait. Il n’ira pas plus loin que les cinq premiers numéros car son éditeur, effrayé par le scandale du procès Wilde et de son emprisonnement pour « grossière indécence » (gross indecency), avait jugé prudent de s’en séparer.
Lorsque l’on meurt dans l’année de ses 26 ans, l’héritage est maigre. Même si, comme le soulignait André Ferrier dans l’Œil, un grand nom comme Gustav Klimt (1862-1918) puisa chez le jeune homme matière à influence. Se pencher sur le cas d’Aubrey Beardsley et son apparition terrestre camélia à la boutonnière, n’est pas sans rappeler cette phrase de Simone de Beauvoir: « Je veux vivre la grande aventure d’être soi ». Il aura juste manqué au jeune Britannique, quelques années supplémentaires pour ce genre d’accomplissement.
PHB
« Sous la colline », archives de la BnF
Rudement belle évocation !
Merci !
Le hasard veut qu’en 1907 une exposition des oeuvres de Beardsley ait eu lieu dans un appartement qu’avait occupé Proust auparavant. Celui-ci écrit à Jacques-Émile Blanche qu’il regrette de ne pouvoir quitter son lit pour pouvoir la visiter.
L’artiste intéressait également Robert de Montesquiou qui commit un article dans le Figaro du 21 février 1907 (consultable sur Gallica) dont le félicita Proust à sa façon dithyrambique : »J’ai été très touché que vous qui avez fait cet article sur Beardsley tel que si j’en avais écrit les premières lignes (…) je serais calme et me reposerais sans chercher à jamais rien faire d’autre, car que peut-on faire de plus joli ? «