Il a suffi de réécouter une valse lente de Erik Satie pour se replonger dans sa correspondance « presque complète », publiée en 2000 par Ornella Volta (1927-2020). Cette dernière raconte comment en 1903, la chanteuse Paulette Darty (1871-1939) reçut le compositeur. Satie s’était mis « sans façons » au piano, accompagné de monsieur Bellon au chant. Elle lui fit alors part de son « ravissement » pour le moins justifié. Tous ceux qui ont écouté un jour « Je te veux », par la voix des plus grandes interprètes comme Jessye Norman, partagent forcément ce point de vue. Et encore davantage peut-être, s’agissant de la version pour piano seul, laquelle prouve bien qu’un monde enchanté existe. Ce faisant, Satie avait fait concurrence à Dieu. Et lors de son enterrement au cimetière d’Arcueil (1) en 1925, le frère d’Erik, Conrad, crut entendre la voix de son frère après la mise en terre. Une apostrophe au Bon Dieu dont les termes étaient: « Le temps de passer un jupon et je suis à vous ». Moqueur y compris à l’égard de lui-même, Satie ne désarmait jamais, malgré les nombreuses vicissitudes de son existence.
Cette foisonnante correspondance raconte l’homme, au-delà de son œuvre en soi merveilleuse. Cette truculence dont il faisait preuve à tout propos. Ainsi il y a un peu plus de cent ans le 28 juin 1922, lorsqu’il s’adressait à son ami Darius Milhaud pour lui communiquer son appréciation globale d’un concert de Henri Cliquet-Pleyel (1894-1963) et lui signifier précisément qu’il en « rotait » encore de plaisir. Ou encore quelques jours plus tard dans une missive à Igor Strawinsky où il se plaint qu’un certain « Schimtt » est un « con » et même un « cul ». Il s’agissait probablement de Florent Schmitt (1870-1958) par ailleurs tristement connu pour sa sympathie envers l’Allemagne d’Hitler. Pourtant leurs premiers échanges épistolaires étaient aimables. Avant qu’en 1921, il écrive ce commentaire définitif destiné aux élèves musiciens: « Tuez-vous plutôt que d’orchestrer aussi mal que Florent Schmitt, quelle horreur mon Dieu, quelle horreur! ».
Grande spécialiste du musicien (et accessoirement des vampires) Ornella Volta avait publié cette « Correspondance presque complète » en s’appuyant, pour ses annotations, sur les témoignages de personnalités comme Georges Auric, Pierre Bertin, René Clair, Alice Derain, Henry Khanweiler, Darius et Madeleine Milhaud. Sans compter Man Ray dont le portrait de Satie orne la couverture du livre. Soit pas moins de trente années de travail qui ne pouvaient donner qu’une impressionnante pertinence à la recension chronologique des courriers de l’auteur des « Gnossiennes », dont les admirables une et trois.
Selon Ornella Volta, c’est en 1904 que Paulette Darty fit un « tabac » avec « Je te veux ». Dont résulta un genre de « flyer » pour le moins précieux, conservé à la BnF (ci-contre, source: Gallica). Ces années-là sont chiches en courriers récupérés. Mais dès le 2 février 1905, nous pouvons découvrir une lettre postée d’Arcueil à l’intention de Paulette Darty, dans laquelle il loue le charme de la chanteuse en affirmant notamment « qu’il faudrait avoir des entrailles de fer pour ne pas vous applaudir, pour ne pas claquer des pieds et des mains et même des dents ». Il semble néanmoins que ces deux personnalités seront un temps brouillées avant de se réconcilier de façon fort émouvante, du moins d’après l’écrivain Blaise Cendrars, lequel assista aux retrouvailles. Il n’empêche qu’elle fut en quelque sorte la récipiendaire de cette valse, si extraordinaire qu’elle est toujours à même d’éclairer la plus morne des journées d’hiver. Comme celle du 31 décembre 1911 ou le « Velvet Gentleman » (à l’époque de ses costumes de velours) écrivit à son frère Conrad: « Ce jour a beau être légèrement emmerdant, sauf ton respect; il n’en est pas moins le jour de la famille et porte en lui-même des souvenirs très tristes pour le solitaire réduit à l’isolement. »
Ce Conrad qui aidait financièrement Erik, avait partagé avec son frère aîné beaucoup d’épreuves dans leur jeunesse, comme les morts prématurées de leur sœur, de leur mère et de leur grand-mère. Ornella Volta décrit le cadet comme misanthrope et politiquement engagé à gauche, à l’instar d’Erik. Marqué par la disparition de son épouse, Conrad s’était par la suite employé à perpétuer la mémoire du compositeur. Il fallait en tout cas qu’il eût l’oreille bien fine pour entendre son frère tout juste enseveli, prévenir Dieu qu’il allait enfiler un jupon avant de se présenter devant lui.
Ce sens entretenu de la plaisanterie potache qui lui avait fait écrire à Conrad, le 6 décembre 1902: « Moi je suis pris par un méchant mal au nez et la gorge; il m’arrive aussi de lâcher des pets (…). Sitôt que je suis seul dans mon admirable logis -un modèle d’élégance- pan pan pan. Qu’est-ce? font les voisins: c’est votre petit serviteur qui s’amuse à éteindre sa lampe avec son derrière ».
Satie, génie enchanteur, pratiquait l’autodérision, forme de modestie plus du tout à la mode. Mais de là où il se trouve, on n’entend plus que sa musique et c’est une chance. Et même une grâce dont il nous oint sans compter.
PHB
Satie était coutumier du franc-parler. Mécontent d’une critique de Jean Poueigh sur la pièce Parade (qui associait Satie, Cocteau, Picasso et Diaghilev, Apollinaire en rédigeant le programme où il inventa le mot « sur-réalisme » ) Satie envoya à son auteur une carte postale où il lui disait « … Mais ce que je sais c’est que vous êtes un cul – si j’ose dire, un « cul » sans musique. » Le cul en question, qui était lui-même compositeur, fit un procès à Satie pour diffamation publique, arguant que la concierge pouvait lire cette carte. Satie fut condamné à une amende, qu’il ne semble pas avoir payée, et à de la prison ferme, commuée en 8 jours avec sursis.
Bonne journée
Remarquable article, merci ! Je me permets de le partager sur Facebook.
Et merci pour ce Je te veux, bien digne des airs les plus délicats, paroles et mélodie, de cette géniale musique française des fin 19ème, début 20ème.
Merci de votre article qui m’a fait revenir sur des pages sur Satie que j’ai lu y il a longtemps dans un trés intéressant petit livre: « Les Poètes du Chat Noir » (Gallimard, 1996). L’humour de Satie réside aussi au-delà de sa musique.
Un très délicieux article avec son petit brin de nostalgie. Un sorbet de délicatesse.