Explosion en plein vol

Grand Prix de littérature dramatique 2020 Artcena, “Romance” de Catherine Benhamou dresse un poignant portrait d’une adolescente d’aujourd’hui. Coincée dans sa banlieue, en quête d’un avenir qu’elle aimerait pouvoir maîtriser, une jeune fille se voit prise au piège des relations entretenues sur les réseaux sociaux. Laurent Maindon, dont la compagnie s’est fait le chantre du répertoire contemporain, y voyant un moyen de mieux appréhender notre société et d’en chercher des clés de compréhension, a choisi de porter ce texte à la scène. On ne pouvait rêver meilleure rencontre. Ce seul en scène est, de plus, interprété par une jeune comédienne extrêmement talentueuse dont le nom est à retenir : Marion Solange-Malenfant. Le spectacle se jouera cet été au Festival d’Avignon.

Sur la petite scène des Déchargeurs, de la fumée et quelques lumières se découpant dans la pénombre. Un plateau nu non contextualisé. Un terrain vague ? Une zone industrielle ? Une jeune femme s’avance et prend la parole. Elle est brune, mince, jeune et de taille moyenne. Aucun signe distinctif. On ne sait pas qui elle est. Pas tout de suite. Elle raconte. Tout d’abord ce questionnaire proposé aux lycéens sur le suicide des adolescents, deuxième cause de mortalité chez les jeunes. Et ces questions “débiles” pour connaître leurs rêves, eux, les jeunes de banlieue. Comme si des rêves pouvaient se livrer ainsi au premier venu et se résumer en deux mots… Alors, elle raconte “sa” banlieue, son quotidien loin de tout ce qui peut faire rêver justement, la place des filles dans cette société où on se doit d’être invisible, effacée, pour vivre un tant soit peu tranquille ou tout simplement ne pas être violée.

De ses camarades dont elle parle, l’une ressort en particulier et se dessine avec de plus en plus d’acuité, Jasmine -prononcer “Yasmine”-, sa meilleure amie, une grande gueule qui manie l’insolence pour cacher sa détresse. Et c’est peut-être précisément le jour de ce fameux questionnaire, lorsqu’elle avait répondu par provocation que son rêve était de se faire exploser en plein vol, que le projet fou de Jasmine avait pris forme. Et c’est Imène qui aujourd’hui raconte à la mère de son amie comment celle-ci s’est retrouvée prise dans un engrenage qu’elle n’a pas su arrêter. “(…) il faut que vous sachiez que personne ne lui a soufflé ce Grand Projet comme elle disait quand elle en parlait parce qu’à moi elle parlait à cœur ouvert et j’aimerais bien moi aussi vous parler à cœur ouvert, parce que si c’était moi au lieu d’elle j’aurais bien voulu que quelqu’un vienne parler comme ça à ma mère dire ces paroles de consolation qu’on a envie de dire aux mères, effondrée comme vous êtes maintenant, à ne rien pouvoir faire d’autre que vous demander comment c’est possible, comment tout ça a bien pu germer dans son cerveau, qui est-ce qui a bien pu mettre ce projet stupide dans sa belle tête, comment ça a pu partir en vrille là dans sa tête, comment ça a pu arriver qu’elle, Jasmine, n’ait rien trouvé d’autre que ce projet-là qui la fasse rêver?”

Jasmine a seize ans. Elle est belle et intelligente, mais ne le sait pas. Désabusée, en échec scolaire, elle rêve de faire bouger les choses, de sortir de son “trou à rat” et de l’invisibilité à laquelle elle se sent réduite. Avec un amour rencontré sur Internet, elle va mettre alors sur pied son “grand projet” : déposer des explosifs sous la Tour Eiffel pour la faire pencher un peu… Mais Jasmine a tout faux. Le grand projet est une entreprise absurde, et ce qu’elle croit être l’Amour va quitter le virtuel pour débarquer dans sa vraie vie. Un jeune homme fiché S et des relations sexuelles sordidement imposées dans une cave. Sa romance ne ressemble en rien à celle chantée par Michel Fugain, même si, comme elle, elle est sans avenir. Alors qu’elle pensait avoir enfin prise sur sa vie, Jasmine s’est retrouvée piégée.

C’est en animant des ateliers d’écriture dans une classe de seconde en grande difficulté d’un lycée de Seine Saint-Denis que Catherine Benhamou a été particulièrement frappée par le malaise qui habitait ces jeunes gens, et principalement les filles. Elle en a été touchée et s’en est inspirée pour l’écriture de sa pièce. Et l’on voit qu’elle connaît bien son sujet. Évitant tout cliché ou langage stéréotypé, elle travaille la nuance et instaure la distance nécessaire à son récit. Prenant le point de vue des adolescents, elle donne la parole à Imène. Ce parti pris lui permet de mieux mettre en avant leur désarroi et de nous amener à nous questionner. Car Imène n’est pas Jasmine. Son incompréhension devant la dérive de son amie est la nôtre. Sa lucidité est notre point d’ancrage. Son franc-parler et son humour sont notre respiration dans cette histoire tout aussi sordide qu’incompréhensible. Ici ni pathos, ni moralisme, juste une envie de comprendre. Jusqu’à cette fin, belle et inattendue – l’auteure sait décidément ménager le suspense. Nous n’en dirons pas plus.

Avant de se consacrer à l’écriture dramatique (1), Catherine Benhamou a eu un parcours de comédienne et c’est sans doute ce qui explique son style si fluide. Le monologue d’Imène est un souffle poétique qui semble ne jamais devoir s’arrêter… Pour porter ce texte, une comédienne tout en retenue et d’une force incroyable : Marion Solange-Malenfant. Diction parfaite, jeu d’un grand naturel, tout en nuances, elle fait littéralement corps avec le texte. Son adresse au public est sans artifice, toujours très juste. Lors d’intermèdes musicaux, elle sort soudain de sa sobriété et fait éclater toute sa colère contenue à travers des chorégraphies saccadées. La danse comme défouloir…

Afin d’éviter tout artifice parasite entre le récit et le spectateur, le metteur en scène a souhaité un plateau quasi nu. Le texte est reçu en direct. Avec un lit pliant pour tout décor -et replié pendant une grande partie du spectacle- il esquive toute forme de cliché lié à l’esthétique des banlieues. La confidence d’Imène en devient presque atemporelle. Même sa tenue lui confère un look sage, loin des stéréotypes. Les lumières jouent alors un rôle de premier plan. Tantôt très colorées, tantôt d’une blanche froideur, elles structurent pleinement la scénographie.

Un spectacle beau et intelligent, véritable écho aux problématiques de notre temps, dont on ressort la conscience un peu plus affûtée.

Isabelle Fauvel

(1) Catherine Benhamou est notamment l’auteure de “Hors jeu”, “Nina et les managers”, “Ana ou la jeune fille intelligente” et “Au-delà”.

“Romance” de Catherine Benhamou, mise en scène de Laurent Maindon, interprétation de Marion Solange-Malenfant au Festival off Avignon du 7 au 26 juillet (relâche 13 et 20 juillet) Le Nouveau Grenier 9 rue Notre Dame des sept douleurs 84000 Avignon à 14h30 – durée 1h.
Vu en avant-première aux Déchargeurs le 22/06/2022 où il se joue jusqu’au 02/07.
Texte publié aux Éditions Koïné 10 euros
Dates de tournée

Photos: ©Ernest S Mandap
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