C’est tout l’avantage du profane que d’aller de surprises en surprises et de découvertes en découvertes. Comme de découvrir au hasard des pages d’un ouvrage scolaire de 1882 destiné aux élèves du second cycle, qu’il existe des nombres « incommensurables », représentés par un symbole de type idéogramme. On se dit que cela doit être dur pour un mathématicien de constater à l’amiable qu’il existe une telle zone hors champ. Et plus encore pour un professeur de calcul, expliquant l’affaire à ses élèves dans un chapitre significativement intitulé « préliminaires ». Introduction selon laquelle et à titre d’exemple, il est établi que « la longueur d’une circonférence n’a pas de mesure commune avec son diamètre ». Moyennant quoi, celui qui s’acharnerait à la trouver, n’aboutirait qu’à un nombre incommensurable proprement dit, autrement appelé une « limite ». Implacable démarcation au demeurant, sauf pour les littérateurs et autres poètes qui n’ont que faire d’une telle abstraction, des toises en général et des attestations de sortie en particulier.
Ainsi Louis Aragon qui n’avait lui aussi, nul besoin d’une règle à calcul pour écrire plaisamment dans « Les cloches de Bâle », que le Bois de Boulogne était une forêt « sur mesure » prolongeant Paris, alors qu’en mètres carrés et de loin, le compte n’y était pas. Magnifique poète au passage qui donna en presque toutes les circonstances, passion amoureuse aidant, son incommensurable talent.
L’action visant selon le Larousse « à déterminer la valeur d’une grandeur par comparaison avec une grandeur constante de même espèce », a également été jetée en pâtures aux rigolos de toute espèce, lesquels en ont joyeusement malmené le sens scientifique. Tel Audiard faisant dire à Gabin à propos d’un grand cave à moustaches, que « si la connerie se mesurait », il servirait de mètre étalon ». Encore qu’Audiard justement, emboîtait le pas peut-être sans le savoir, aux lois des mathématiques, puisqu’il distinguait bien une impasse scientifique. Il leur rendait en quelque sorte hommage, en théorisant l’infini par une formule échappant au vocabulaire circonscrit des sciences mathématiques. De Gaulle on le sait, avait soupiré « vaste programme » à propos d’un éventuel traitement des sots, ce qui démontrait dans ce cas précis, sa science innée des perspectives.
À s’y pencher davantage, il apparaît que le sens de la mesure, sans parler de la démesure (car cela irait trop loin), conditionne la parole et les actes de l’être humain. Nous mesurons en permanence l’univers immédiat qui nous entoure, avec des expressions fort peu rigoureuses mais qui en disent long, comme « à vol d’oiseau », « grosso modo » ou « au doigt mouillé ». Ce qui signifie en l’occurrence que l’estimation l’emporte sur le calcul précis. C’est la notion de prise de distance qui prime le plus souvent, c’est un réflexe que même les animaux comprennent d’instinct lorsqu’un prédateur rôde alentour. Le sens de la juste proportion se veut également l’inverse de l’excès néfaste, comme le proclame Alceste dans l’acte 1 scène 1 du « Misanthrope » en suggérant « qu’avec le vice on garde des mesures/Et parfois il me prend des mouvements soudains/De fuir dans un désert l’approche des humains ».
Pour en revenir à cet ouvrage sur lequel le temps a laissé de tendres traces moisies, il est dit en fin de ce chapitre quelque peu ardu, qu’un nombre incommensurable dispose paradoxalement d’une racine et qu’elle est de surcroît calculable ce qui a pour effet de larguer céans et sans préavis maints lecteurs de cet entre-soi de puristes. Sauf que le paragraphe 591 nous explique que cette racine s’appelle alors « mième » soit « énième » et là, en revanche, nous percutons.
Pas plus tard que le 2 juin de cette année le docteur François Braun à qui l’on vient de confier une mission « flash » sur les urgences à l’hôpital, avait déclaré qu’il n’était pas là pour « écrire un énième rapport » sur le sujet, et pourtant si. Mais tout le monde l’entendant, a bien compris via un calcul mental issu de l’expérience, ce qu’il voulait dire par là. Le président de Samu-Urgences de France, entendait probablement s’attaquer au mal par la racine et ce faisant, on voit bien que les mathématiques ne disent pas que des bêtises. Avec son sens très personnel de la mesure au carré, le président Macron qui lui a réclamé une remise de copie sous un mois, tentera probablement d’en extraire un chiffre parfait, soit un nombre entier égal à la somme de son diviseur. Et si cela ne fonctionne pas, il se trouvera bien quelqu’un pour faire en sorte que ça tombe juste, quitte à aller se confesser chez le curé le plus proche de Bercy. Lequel lui donnera l’absolution, enveloppée de bienveillance comme une glace dans son cornet, le remède intégral à toutes nos fautes, y compris longuement préméditées.
PHB
Voilà un incommensurable bon article… qui me permet de taper pour la première fois de ma vie le mot incommensurable. C’est plaisant et on se sent tout à coup porté par un incommensurable allant, celui que donne, chaque matin (hélas sauf le week-end et les vacances) la lecture des Soirées de Paris… Longue vie à Elles et à vous, Philippe !
Merci à vous
Partageant l’enthousiasme de l’auteur du commentaire précédent (M. Person), je noterai également que l’absolution se voit ici identifiée à un remède intégral mais apparemment sans calcul. Sans doute l’incommensurable est-il par nature (ou peut-être par culture ?) intégral, ce qui finalement résoudrait son problème de racines quelque peu imprécises, et le rendrait donc assimilable.
Et c’est ici que les poètes, un peu malmenés me semble-t-il dans leur intérêt pour la mesure, retrouvent justement, et en justice, leur rigueur mathématique par delà le calcul. Ainsi, n’est-ce pas Blaise Pascal dont la poésie n’est certes pas explicitement reconnue, qui parle, en toute rigueur poétique, de tangente à l’infini dans son traité des coniques ? Vertige immobile. Il y a donc bien, d’une façon ou d’une autre, une mesure du « solide espace entre les étoiles et le planètes », intégralement incommensurable.
Cher Philippe, je prends « une petite minute » pour vous dire une fois de plus le plaisir que j’ai à vous lire. Pour votre information, la connerie a été mesurée par mon mari pataphysicien, Robert Florkin: une unité de connerie égale un claudel sur son échelle. Vous avez 0 claudel!