Certains ne meurent jamais

Certains auteurs ne meurent jamais, tel Shakespeare qui ne cesse de ressusciter sous diverses identités (une soixantaine jusqu’à présent, dont celle d’une femme), la dernière datant de 2016 («John Florio alias Shakespeare», éditions Le Bord de l’Eau). Impossible non plus de laisser tranquille «le petit Marcel», chacun ou presque ayant son mot à dire sur sa personne comme sur son œuvre, tel le romancier-essayiste-réalisateur hanté par « La Recherche », Patrick Mimouni, publiant d’innombrables essais sur le sujet, dont à la fin de l’an dernier, un copieux et vigoureux «Proust amoureux Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle» (Grasset). Si bien qu’en cette année du centenaire de la mort de l’immortel Marcel, outre une nouvelle Pléiade (essais dont un nouveau « Contre Sainte-Beuve » enrichi de passages narratifs), le président de la Société des amis de Marcel Proust Jérôme Bastianelli imagine les vingt années supplémentaires dont Proust aurait pu jouir s’il s’était mieux soigné, terminant sa vie à New York pour s’éloigner de la guerre («Les années retrouvées de Marcel Proust. Essai de biographie», Sorbonne Université Presses, ci-dessus).

Mais les auteurs ne sont pas seuls à profiter de l’immortalité, certaines créatures échappées de leurs pages connaissent le même sort, surtout certains héros de romans noirs, qui semblent incapables de disparaître pour de bon. Alors dans ce cas, des confrères prennent la plume et la relève, comme Robert B. Parker (ci-dessous), maître yankee du polar des années 70 et 80, père du détective bostonien Spenser. Sachant tout ce qu’il doit à Raymond Chandler, inventeur avec Dashiell Hammett du grand roman noir américain, il aura tout simplement l’audace, en 1991, de donner une suite au «Grand sommeil», chef-d’œuvre littéraire signant la naissance en 1939 de l’immortel Philip Marlowe au nom de poète anglais contemporain de Shakespeare (incarné bien sûr à l’écran notamment par Humphrey Bogart). Et deux ans plus tôt, il s’était tout simplement substitué au maître en décidant de terminer à sa place «Poodle Springs» (en français «Marlowe emménage», Gallimard), dans lequel Chandler, disparu en 1959, tentait d’imaginer son Marlowe, héros romantique et solitaire par excellence, en homme marié à la fille d’un milliardaire.

On sait que le père de Marlowe ne croyait pas trop à l’embourgeoisement de son héros, et qu’il voyait son avenir comme «une lutte constante interrompue par des intermèdes amoureux». Il faut dire que cela commence assez mal, lorsque Linda fait découvrir à son tout nouvel époux (depuis trois semaines et quatre jours) la villa qu’elle vient de louer sur les hauteurs de Poodle Springs (nom fictif de Palm Springs bien sûr, riche localité dans le désert à quelque 170 kilomètres de Los Angeles) avec patio, piscine, orgue, lit hollywoodien, moquette rose, etc., toutes choses déclenchant les sarcasmes de l’intègre Marlowe. Linda ne souhaitant que garder son nouvel époux avec elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Robert Parker ne tardera pas à entraîner ce dernier dans des péripéties qui n’en finissent plus.

Autre héros de roman noir ressuscitant volontiers, le tout aussi célèbre Sherlock Holmes, qui a repris du service assez récemment sous la plume de l’écrivain anglais Anthony Horowitz. Ce dernier a d’abord commis «The House of Silk» en 2011 («La maison de Soie», Calmann-Lévy). Vite devenu un «best-seller mondial», il a été suivi en 2014 de «Moriarty», autrement dit l’empereur du crime londonien, l’ennemi numéro un de l’homme à la loupe. Ah ces héros qui ne meurent jamais… Quand on pense que Arthur Conan Doyle ne le prenait pas au sérieux, son Sherlock, et regrettait qu’il fasse de l’ombre à ses romans historiques, ses romans sérieux, disparus corps et biens… Ah ces lecteurs qui chérissent ces détectives indomptables qui doivent affronter les pires situations, les pires tyrans… Ah ces auteurs qui vivent toujours en leur compagnie …  Rappelons-nous, dans «Le dernier problème», la fameuse empoignade mortelle entre Sherlock Holmes et Moriarty au-dessus de «l’effroyable gouffre» des (véritables) chutes suisses de Reichenbach, dans lesquelles ils périssent. En fait, comme le savent les holmésiens du monde entier, Doyle ressuscitera son héros sous la pression populaire dix ans plus tard, dans «La maison vide».

Mais cent-vingt et un ans plus tard, Anthony Horowitz remet en question le récit du maître: selon lui, sitôt l’annonce de la disparition de Holmes plongeant l’Angleterre dans le deuil, un détective de Scotland Yard nommé Athelney Jones et un certain Frederick Chase représentant de la fameuse agence US privée Pinkerton (tout à fait réelle) se rendent illico dans le petit village helvète près des chutes de Reichenbach. Et se retrouvent face à un seul cadavre. Que s’est-il vraiment passé ? Les voilà lancés tous deux dans les plus sinistres rues de Londres sur la piste d’un gangster US qui voulait s’associer avec Moriarty ou…prendre sa place. Ainsi le mythe holmésien renaît-il de ses cendres avec tout le cachet victorien voulu, ne cessant de fasciner les plumes contemporaines.

Dernier en date des héros de polars qui ne meurent jamais, l’inspecteur écossais Jack Laidlaw, qui vient de revivre sous la plume de Ian Rankin, lui-même créateur du célèbre inspecteur d’Edimbourg John Rebus. Le procédé est similaire à celui dont Philip Marlowe a bénéficié : terminer le dernier opus de Laidlaw interrompu par la mort de son auteur en 2015. Sur la dernière de couverture, on peut lire cette déclaration : «McIlvanney, le Parrain du roman noir écossais, m’a fait comprendre que le polar était de la littérature. Ian Rankin.»

Il faut dire que depuis toujours, la grande littérature policière est de la littérature tout court, et que depuis de longues années maintenant, elle est devenue la plus novatrice de toutes, celle qui reflète de manière implacable les évolutions de notre société, où que ce soit, en particulier dans ces régions nordiques si exotiques pour les Européens du sud. Ainsi l’inspecteur Laidlaw a-t-il régné sur les rues de Glasgow avant que John Rebus ne prenne la relève à Edimbourg, et il suffit d’ouvrir «Laidlaw» (Penguin 1977, Rivages 1987, réédition 2022), premier tome de la saga, pour saluer un grand écrivain. Un écrivain aussi grand styliste que Raymond Chandler, et on comprend que Ian Rankin ait eu envie d’achever le dernier opus du maître, comme un ultime hommage.

Dans «Rien que le noir», nous retrouvons Jack Laidlaw dans sa ville de Glasgow en octobre 1972. Méprisant les procédures et les ordres, provoquant les policiers routiniers, travaillant en solitaire avec quelques complices choisis, traquant le profond des êtres plutôt que les preuves, désespéré par le clinquant envahissant sa ville et la misère des taudis. On les retrouve tous, son allié Bob Lilley comme son supérieur, l’horrible Mulligan, John Rhodes et Cam Colvin, ces bandes rivales qui saignent les pauvres gens. On le retrouve aussi passant ses nuits dans une chambre du misérable hôtel Burleigh, son «radeau de sauvetage», au lieu de rejoindre sa femme et ses trois enfants. Un bel hommage, assurément.

Lise Bloch-Morhange

Photos: ©LBM

 

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2 réponses à Certains ne meurent jamais

  1. Jacques Ibanès dit :

    À cette liste déjà bien garnie, on peut ajouter un autre titre : « La Valise de Hemingway » de Mac Donald Harris (Rivages poche). Il y est question de la valise de manuscrits qui fut dérobée à la première épouse de l’écrivain en gare de Lyon en 1922. Ces textes ont-ils été retrouvés ? À lire ce passionnant polar, on pourrait le croire …

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Merci de cette autre piste, mais le livre publié en français en 1995 est hélas actuellement épuisé.

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