Lorsqu’il décida de mettre fin à ses jours, le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel de Turin, le poète italien Cesare Pavese laissa sur une table un dernier texte «La mort viendra et elle aura tes yeux». La plasticienne Annette Messager a décidé de prendre cette formule troublante et ambiguë au pied de la lettre. Dans sa dernière exposition présentée au musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq, cinq grands dessins d’œils sont collés au mur, disposés en pyramide. Il faut s’approcher de très près pour découvrir que dans la pupille de chaque œil se cache une tête de mort. La référence à Pavese est revendiquée. Dans la même salle, une installation posée à même le sol évoque une ville en ruines, comme calcinée. On peine à reconnaître la Tour Eiffel, Notre-Dame de Paris ou le centre Pompidou. Seules émergent des têtes d’animaux en peluche qui ont gardé leurs couleurs. L’unique survivant parmi les humains, c’est Pinocchio, celui qui ment et qui ne veut pas grandir. Cela s’intitule « La Revanche des animaux ».
La représentation de la mort revient régulièrement dans le parcours proposé par la plasticienne originaire de Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais) sous le titre «Comme si». Mais plutôt qu’à l’idée ontologique de la disparition, c’est à l’image concrète, crue, parfois indécente, de la mort que nous assistons. Nous sommes chez Goya plutôt que chez Cioran. Une série de dessins à l’acrylique réalisés entre 2018 et 2021 nous montre squelettes, crânes et autres vanités que l’artiste définit comme des haïkus visuels.
Ironiques et grinçants, ces dessins peuvent agir comme des exutoires pour l’artiste qui comme tant d’autres, dut affronter l’épreuve d’un cancer du sein en 2019. L’humour -le plus souvent doux-amer- n’est cependant jamais absent de ce qu’Annette Messager appelle elle-même sa mythologie personnelle. Tout se passe comme si son regard amusé et cynique pouvait conjurer la réalité de la déchéance physique. Dans l’une des premières salles, des objets dérisoires du quotidien, exagérément agrandis, voisinent avec des lambeaux de corps humain et des rats suspendus. Plus loin, des dessins pratiquement anatomiques d’organes féminins deviennent les éléments d’un étrange cabinet de curiosités. L’artiste l’intitule «Continent noir» en référence à Freud pour lequel le sexe féminin demeurait un «continent inexploré».
L’une des étapes les plus marquantes du parcours est sans doute l’installation «Dessus dessous», ré-interprétation de la pièce « Casino » exposée en 2005 à la biennale de Venise où elle obtint le Lion d’or. L’œuvre, qui occupe une salle entière, suscite l’interrogation. Sous un grand tissu rouge et fluide, des masses assez informes remuent par instant, se découvrant quelque peu sans pour autant dévoiler leurs vraies natures. Ces forces ondulatoires qui provoquent un roulis quasiment maritime, sont-elles pulsions vitales ou marquent elles les ultimes soubresauts d’une vie promise à la disparition ? L’artiste aura beau jeu de dire qu’elle fait «comme si». Le visiteur, qui garde naturellement le silence en découvrant cette œuvre singulière et envoûtante, ressortira avec ses interrogations.
Plus lisibles sont les cartes de France dont le musée possédait déjà un bel exemplaire depuis 2000. Il s’agit d’une grande carte de l’Hexagone faite d’un patchwork de 198 peluches ou morceaux de peluches (photo ci-contre). Objets dérisoires ? Pas pour tout le monde: à Villeneuve-d’Ascq, les enfants se sont approprié l’œuvre et lui ont même trouvé un surnom : «Le musée des doudous» !
Riche et dense, cette exposition ne se veut pourtant pas une rétrospective, comme c’est le cas, jusqu’en septembre, à Tel Aviv («Désirs Désordres»). La grande majorité des œuvres réunies ici -en particulier les dessins- ont été conçues et réalisées spécialement pour Villeneuve-d’Ascq. Un musée dont la plasticienne est familière, notamment parce qu’il renferme l’une des plus grandes collections françaises d’art brut, dont elle est collectionneuse. Mais la véritable raison de toute sa démarche artistique est peut-être contenue dans ce simple aveu : «Je suis une très vieille enfant qui passe son temps, et de plus en plus, à jouer très sérieusement».
Gérard Goutierre
J’y cours, fébrile !