On dit volontiers que l’opéra est l’univers des femmes sacrificielles, ce qui est vrai si l’on pense aux grandes héroïnes comme Maria Stuarda, Norma, Tosca, Aïda et autres. Mais dans son unique opéra, Beethoven a voulu au contraire célébrer une femme triomphante : son mari Florestan, un aristocrate engagé, ayant été emprisonné de façon arbitraire par le gouverneur-tyran Pizarro, sa femme Leonore décide de se faire engager par le directeur de la prison en se déguisant en homme, sous le nom de Fidelio. Elle est sans nouvelles du prisonnier depuis plus d’un an, et ne sait même pas s’il est encore vivant. L’histoire est inspirée d’un épisode réel situé pendant la Révolution française, transposé dans une forteresse espagnole près de Séville, au XVIIIème siècle. Évidemment, Fidelio tremble de peur d’être démasquée par le geôlier en chef Rocco, d’autant que la fille de Rocco, Marcelline, est tombée amoureuse de lui, tout en étant courtisée par l’assistant de son père qui la presse de l’épouser.
Bien étrange marivaudage, en effet, et bien étrange musique sous la baguette de la maestra Laurence Equilbey, le samedi 14 mai dernier à la Seine musicale. La scène se termine par un air passionné de Marcelline imaginant son bonheur conjugal avec Fidelio, tellement insolite dans ce lieu de terreur. Marcelline a les traits fins de la jeune soprano Hélène Carpentier, en boots, pantalon et chemise grises, juchée en haut de l’un de ces cubes de carton gris entassés de part et d’autre d’un grand rectangle central en pente. Décor minimaliste, d’ailleurs unique, intemporel, comme les costumes des interprètes. Tout est gris, tout est nu, tout est minimal, seules quelques projections vidéo noir et blanc animeront le décor, qui concentre toute l’attention sur les protagonistes. Le metteur en scène de théâtre David Bobée s’est livré avec chaque soliste à un vrai travail d’acteur, et la maîtresse des lieux, naturellement, a su choisir des voix magnifiques. Nous faisant notamment découvrir la vibrante soprano irlandaise Sinéad Campbell-Wallace en Fidelio, ou choisissant l’excellent baryton viennois Sebastian Holecek en terrifiant Pizarro.
On est saisi par le courage et l’angoisse constante de Fidelio, terrorisée à chaque seconde à l’idée d’être démasquée, terrorisée par Pizarro, symbole de tous les autocrates. La terreur va crescendo, le tyran jurant de tuer de ses mains, aujourd’hui même, avant l’arrivée imminente du ministre, ce prisonnier politique ayant osé le défier, quasi mourant. Fidelio parvient à convaincre Rocco de descendre avec lui dans les caveaux des prisonniers, et le plus beau est cette angoisse et ignorance dans laquelle elle se trouve, ne sachant même pas si son mari est encore là et encore vivant, obligée d’aider Rocco à creuser une tombe qui lui est destinée. Dans la terrible pénombre, elle mettra longtemps à le reconnaître dans cet homme titubant, hagard, en haillons, lui la reconnaîtra finalement à sa voix, cette Leonore devenue Fidelio pour le sauver, qui s’interposera une fois de plus entre lui et le tyran au risque de la mort.
Magnifique ténor Stanislas de Barberac en Florestan, dans cette prise de rôle très attendue, nous faisant ressentir son supplice dans toutes les fibres de son corps tordu de douleurs, n’attendant plus rien de personne, découvrant qu’il doit tout à sa femme ayant vaincu l’Enfer pour lui. Tout ce second acte n’est qu’une suite de duos, trios, quintettes sous la conduite passionnée de la cheffe faisant monter graduellement la tension avec ses deux formations, les musiciens d’Insula Orchestra et les choristes d’accentus en chœurs de prisonniers flambant des accents beethovéniens.
Changement complet d’atmosphère le lendemain, dimanche 15 mai, pour la première de « La Périchole » d’Offenbach, en matinée, à l’Opéra Comique. Et nouvelle héroïne datant de 1874, préfigurant Carmen à un an près, toutes deux signées du fameux duo de librettistes Meilhac et Halévy. Et toutes deux inspirées par des nouvelles de Mérimée, surfant sur la vague espagnole à la mode depuis le début du siècle (Le Cid, Don Quichotte, Hernani, Don Juan etc.). Cette Périchole doublement exotique, à la fois créole et péruvienne, est une femme libre comme Carmen, et saura préserver son couple comme Fidelio le sien, bien que dans de toutes autres circonstances. Car au début de l’histoire, nous faisons sa rencontre alors qu’elle parcourt les rues de Lima, en compagnie de son amant Piquillo, en couple libre et artiste, mais hélas rencontrant peu de succès comme chanteurs des rues. À travers elle, Offenbach célèbre toutes les femmes (Air de Piquillo «Les femmes, les femmes, il n’y a qu’ça», scène V, acte II) et comme toujours, ce grand compositeur saura mettre dans l’apparente légèreté du propos une profondeur poétique révélée par la finesse de sa musique.
Donc La Périchole, en femme libre et artiste, s’évanouit d’inanition dans les rues de Lima, lorsque le vice-roi du Pérou, en goguette incognito, remarque sa beauté et lui propose de l’amener dîner en son palais. Vient alors le très fameux air de la lettre, «Oh mon cher amant, je te jure Que je t’aime De tout mon cœur», une des plus tendres mélodies qui soit, dans lequel elle informe son amant qu’elle le quitte pour ne pas mourir de faim. Viendra bientôt cet autre fameux air, tout aussi subtil, l’ariette de la griserie, chantée par une Périchole plus que grise au sortir de son dîner chez le vice-roi. Mais pour devenir la maîtresse du roi, la tradition veut qu’elle soit mariée. Pas question, répond la Périchole, jusqu’au moment où elle voit que le mari en question sera son Piquillo, trop ivre pour se rendre compte de ce qui se passe. Tout ceci est assez embrouillé et très enlevé, jusqu’à l’air tout aussi fameux «Il grandira car il est Espagnol» qui met la salle ultra-comble en joie. Le public rit beaucoup et aime tout, le décor d’un exotisme de pacotille, les costumes gaguesques et la mise en scène regorgeant de clins d’œil, comme la metteuse en scène Valérie Lesort sait si bien le faire.
Mais Offenbach, l’amoureux des femmes, est là pour veiller sur sa Périchole qui ne cesse de faire, à sa manière, des déclarations d’amour à son nigaud de Piquillo, «Mon Dieu, que les hommes sont bêtes !» et «Je t’adore brigand !». Elle tirera toutes les ficelles de l’intrigue, si bien que le couple se retrouvera à la fin marié, toujours artiste, et riche !
Beau travail sur les chanteurs qui révèlent leur personnalité comique, à commencer par Stéphanie d’Oustrac en Périchole et Philippe Talbot en benêt de Piquillo. Ce qui aurait fait très plaisir au «petit Mozart des Champs -Elysées», comme l’appelait Rossini, à ce que l’on dit.
Lise Bloch-Morhange
Merci pour ce très joli article et le rapprochement astucieux entre toutes ces femmes : Carmen, Léonore, la Périchole. Mais permettez-moi une petite précision : La Périchole s’inspire non d’une nouvelle mais d’une pièce de théâtre de Mérimée (Le Carrosse du Saint Sacrement – qui a aussi inspiré Le Carrosse d’Or, film de Jean Renoir). Et puis les œuvres que vous citez ne datent pas « du début du siècle » (en l’occurrence le dix-neuvième) : Le Cid de Corneille (dix-septième siècle), Don Quichotte de Cervantès (fin du seizième, début du dix-septième), Don Juan de Molière (dix-septième). La « mode espagnole » n’a pas attendu le dix-neuvième siècle …
Merci de votre commentaire attentif. Dans le programme du spectacle de l’Opéra Comique, un texte signé par Agnès Terrier précise que « l’Espagne était particulièrement à la mode en France « depuis le début du XIXème siècle, qui recyclait « ces figures classiques qu’étaient Le Cid, Don Quichotte, Don Juan ».