On doit au Britannique Frank Bowden l’invention brevetée en 1902, du câble souple qui allait permettre aux vélos de mieux freiner, mais pas que. Car ce personnage, afin d’en faire la promotion, avait édité un certain nombre de cartes postales publicitaires qu’il allait diffuser au Salon de l’Automobile en 1903. On ne sait pas dans quelle mesure Apollinaire s’y était rendu, mais il avait utilisé au moins deux de ces cartes postales pour écrire à son ami André Salmon (1881-1869). Il rédigea ainsi, le 27 janvier 1904, à celui qui devait longtemps frayer avec lui sur le terrain de la poésie et de la critique d’art: « Mon cher ami Salmon, il faut que je te voie ce matin mercredi vers 10h à la banque (Mauser ndlr) et sois-y je t’en prie, n’y manque pas, ton Guillaume Apollinaire. » Cette missive figure dans un livre qui vient de sortir (ci-dessus), recensant avec une méthode bien inspirée les liens tissés entre les deux hommes. Considérablement établi, préfacé et annoté par Jacqueline Gojard, il est une véritable malle au trésor en ce qu’il contient non seulement une somme extraordinaire d’anecdotes, mais aussi parce que son auteur a été désigné par Léo Salmon comme exécuteur testamentaire de l’œuvre de son mari.
Cette mise en miroir pèse donc son poids en renseignements variés. Au point qu’un lecteur averti (et il faut qu’il le soit un tant soit peu, ce qui peut être un écueil) devra prévoir moult marque-pages afin de revenir plus tard aux passages les plus intéressants. À moins qu’il n’ait recours au surlignage mais s’il faut presque tout surligner, l’entreprise apparaît vite assez vaine. Tout ça pour dire que l’ouvrage vaut son prix et que la somme d’informations qui nous est donnée à digérer, exceptionnelle, est heureusement tempérée par une échappée touristique de plus, en bus découvert, dans les débuts de l’art moderne. Dont on pense tout connaître, mais c’est le guide qui fait la différence, l’ordonnancement de son écriture, le choix des textes et le soin apporté à tout renseigner à travers de nombreuses anecdotes, la plupart fort savoureuses.
Jacqueline Gojard nous emmène par exemple dans le salon littéraire qu’animait une certaine Aurélie de Faucamberge (1869-1948). En 1916 raconte l’auteur, « elle consacrait ses jeudis aux écrivains victimes de la guerre », dont Apollinaire blessé faisait partie. Un peu féministe sur les bords, elle fit passer à Apollinaire un « sale quart d’heure » à propos de son roman « Le poète assassiné ». Chacune de ses paroles faisait l’effet à Apollinaire « d’une trépanation », dit ensuite celui qui par ailleurs parlait en connaissance de cause du trépan, pour avoir été libéré d’un éclat d’obus à la tempe. Aurélie de Faucamberge était visiblement une enquiquineuse, laquelle finira par susciter quelques rejets sentis, notamment de la part de Robert Desnos. Ou du journaliste et critique d’art Florent Fels qui finira par dire: « Voilà vingt-cinq ans qu’elle nous emmerde, mais on n’ose pas le lui dire. »
Hormis un assemblage de références anecdotiques, la plupart du temps piquantes et distribuées avec pertinence, ce livre vaut surtout pour la mise en avant d’un compagnonnage remarquable au sein d’une communauté littéraire et artistique dont l’ampleur et l’intérêt n’ont hélas, jamais pu être dupliqués par la suite. C’est avec André Salmon, entre autres, que Apollinaire a lancé Les Soirées de Paris en 1912, cependant que les deux hommes avaient déjà participé à plusieurs entreprises de presse culturelle, sans compter leurs activités de pigistes dans des titres variés. Ce livre est le reflet d’une belle amitié avec ce qu’elle compte de brouilles, d’embrouilles et de réconciliations, de fâcheries et de rabibochages, à une époque où chacun, en poésie ou en art, cherchait à gagner puis à maintenir une sorte de leadership. Les meilleurs amis n’hésitaient pas à s’égratigner mais c’étaient des coups de patte pour jouer.
Ce qui n’empêchait pas Apollinaire de signer invariablement ses courriers par « ma main amie ». Mais dans ce domaine, c’est un peu comme le « cordialement » contemporain qui traduit souvent un certain effort de retenue. Salmon lui fera en 1907 un beau poème dédicace à ce propos dans les « Fééries » qui se terminera par: « Et ma main sur tes doigts de musicien se pose/Car c’est la certitude et le repos permis/Quand tu fermes ta main sur la main d’un ami ». Le même qui écrivit la même année à propos de leurs virées nocturnes: « Nous rentrions très tard, mêlant/Des vers purs à des chants obscènes/Et l’on s’asseyait sur un banc. Pour regarder rêver la Seine. »
Ce livre est une balade épatante au milieu d’un temps où pour chercher l’aventure, il suffisait de rester à Paris, parfois en banlieue. On y apprend parmi tant de choses que Salmon était proche d’Albert, le frère d’Apollinaire, ne manquant pas de s’enquérir avec régularité de ses nouvelles ou de charger son correspondant de lui passer le bonjour. Proche aussi de Marie Laurencin, la compagne de Guillaume, laquelle devait contribuer à la réputation, pour l’auteur du « Pont Mirabeau », d’un amoureux mal-aimé. C’est d’ailleurs parce qu’elle l’avait quitté et aussi en raison d’une brève incarcération à la prison de la Santé, que la petite bande dont faisait partie Salmon avait décidé afin de le réconforter, de la création des Soirées de Paris. En témoigne un bref courrier daté du 2 janvier 1912 ainsi libellé: « Cher Guillaume, réunion mercredi (c’est-à-dire aujourd’hui quand tu recevras cette lettre) au Café de Flore, sans faute (souligné trois fois). Nous aurons à causer et puis je te dirai combien j’ai eu de plaisir à relire ton poème inoublié. À toi. André Salmon ». Le poème oublié en question se terminait ainsi: « L’amour qui emplit ainsi que la lumière/Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes/L’amour veut qu’aujourd’hui mon ami André Salmon se marie. » Pour ce qui était de la ponctualité, Apollinaire n’était certes pas une vedette, mais pour reprendre une expression populaire, en amitié il n’était jamais en retard, ce qui, on en conviendra, avait une vertu hautement compensatoire.
Cette « Correspondance&Florilège » constitue un ouvrage ultra-documenté, mais aussi plaisant et drôle souvent. Sa composition est certes chronologique, sauf que l’un de ses avantages, est que l’on peut lire au hasard des pages avec le vif sentiment de se sentir le destinataire d’un héritage aussi précieux que toujours vivant.
PHB