Elle s’appelait mademoiselle Lia-Andrée Salmon Zinzerling et elle tenait probablement une librairie à Saint-Pétersbourg, puisque c’est ainsi qu’elle était présentée dans la revue Vers et Prose. Elle faisait partie des quelques abonnés résidant en Russie, au moins depuis 1906, et c’est bien tout ce qu’il est possible de dire de cette personne, quoiqu’un chercheur canadien s’est un jour penché sur l’histoire des librairies françaises dans cette ville russe (1). Non, ce qui fait le sujet totalement anachronique du jour, c’est qu’en 1909, dans son numéro de juillet-août-septembre, la Revue Vers et Prose avait publié l’annuaire de ses abonnés. Chose invraisemblable dont on peut se demander l’intérêt éditorial. C’était peut-être un acte d’ordre promotionnel, toujours est-il que la liste comportait un intéressant vivier de noms d’abonnés. Apollinaire n’y figurait pas mais cela peut se comprendre dans la mesure où, étant contributeur depuis l’origine de la revue en 1905, il n’avait probablement pas besoin de délier sa bourse pour disposer d’au moins un numéro.
Le mot annuaire est d’ailleurs impropre au moins pour l’époque, car selon un vieux Larousse, il signifiait davantage le « recueil annuel contenant le résumé des années précédentes complété de renseignements statistiques et administratifs ». Il s’agissait plutôt d’une liste par ville et par pays, avec des personnalités intéressantes comme le poète Georges Khnopff et frère de Fernand, l’artiste peintre. Parmi les différentes trouvailles figure René Dupuy, enseigne de vaisseau à Cherbourg, ami d’Apollinaire et plus connu sous le nom de René Dalize. Tout comme Toussaint Lucas à Monaco, également ami du poète-fondateur des Soirées de Paris et, dans la lignée des amitiés, Louis de Gonzague Frick et Picasso (à Barcelone). La revue Vers et Prose démontrait avec cette liste qu’elle avait une audience internationale allant de la Russie au Paraguay, du Japon à la Grèce en passant par le Sénégal. Ce qui permet au passage de préciser que la version actuelle des Soirées de Paris compte 58 pays d’accueil dont un abonné en Ukraine, toutes nos pensées allant vers lui.
Pour en arriver à cette liste et s’il reste encore quelques lecteurs à ce stade de la narration, il a fallu réceptionner par la poste un exemplaire de « Contes choisis par Apollinaire » un opuscule paru chez Stock, il y a exactement cent ans, soit quatre ans après la mort du poète. Cette petite chose bon marché comportait un beau portrait d’Apollinaire par Marcoussis (1878-1941), une préface de Louis de Gonzague Frick (1883-1958) et des contes extraits de « l’Hérésiarque », premier livre publié par Apollinaire. On y découvrait notamment « Le passant de Prague », une histoire assez extraordinaire où un voyageur rencontrait un juif errant ayant vécu plusieurs siècles durant. Phénomène qui peut se produire lorsque l’on a les bonnes dispositions oculaires et auditives ce qui n’est heureusement pas donné à tout le monde.
C’est là qu’intervient l’enchaînement des faits, puisqu’un texte également titré « l’Hérésiarque » avait déjà paru dans la Revue Blanche en 1902. Le numéro figurant en équilibre sur deux exemplaires de Vers et Prose, l’un de 1905, l’autre de 1909, c’est ainsi que suivant un irrésistible esprit d’escalier, nous finîmes par aboutir sur la liste des abonnés à Vers et Prose. Ils en avaient jusqu’en Chine tels le docteur J.Chabaneix, professeur à la faculté impériale de médecine ou les bien connus Chang Yi-Ou, Li Min fang et Tsang Tin-Tsiang, dont on est sans nouvelles à ce jour.
En 1909, le directeur de Vers et Prose était toujours le poète et dramaturge Paul Fort (1872-1960), en ses bureaux du 15 rue Racine à Paris. Et le texte d’Apollinaire qu’il avait publié dans ce fameux numéro était « l’Obituaire » mot qui signifie « registre des décès ». C’est comme cela, par l’alchimie sans mystère du temps qui passe, qu’un listing d’abonnés s’était progressivement transformé en obituaire, du latin médiéval, obituarium.
PHB
(1) « La librairie française en émigration » : le cas de la Russie
Cher Philippe,
j’ai du mal à la fin de votre article avec la formule « listing des abonnés »… Dans un article aussi érudit, n’est-ce pas un affreux anglicisme anachronique aux temps ante-numériques de Guillaume et de ses amis… « Liste des abonnés » ou « Registre de abonnés » pourrait peut-être suffire ?