Quels pères et mères, quels grands-pères et grands-mères, quels oncles et tantes ne s’écrient pas, depuis des années, «Hélas, mes enfants, ou mes petits-enfants, ou mes neveux et nièces ne lisent plus !», en les voyant, dès leur plus jeune âge, l’œil vissé sur un téléphone portable, puis sur une tablette puis sur un ordinateur ? Il est vrai qu’à peine nés ou presque, nos rejetons apprennent très vite à appuyer sur les deux ou trois boutons leur permettant de se brancher sur des jeux vidéo, sur le smartphone de papa ou maman. Cela dit, plus tard, maman et papa ne sont-ils pas bien contents de pouvoir s’accorder quelque répit chez eux, au restaurant, ou en vacances en tendant leur portable ou leur tablette à leur progéniture afin d’avoir un peu la paix ? Certes, mais «Hélas, les nouvelles générations ne lisent plus !» se lamente-t-on cependant de tous côtés. Autrefois, la télévision était accusée d’abêtir nos enfants et les parents leur faisaient la guerre en s’efforçant de limiter leur temps quotidien devant la pas si petite lucarne les transformant en créatures «passives» (le grand mot !). Mais plus les écrans se sont miniaturisés, plus les créatures passives se sont transformées en créatures très actives sur les multiples écrans de l’Internet.
Que nous apprennent les enquêtes et autres statistiques ? Voyons ce que nous dit le ministère de la Culture, dont la dernière enquête décennale, remontant à 2018, comprend également des comparaisons sur les cinquante dernières années : «Les Français lisent moins qu’il y a cinquante ans. En 1888, les Français de 15 ans et plus étaient 73% à avoir lu au moins un livre dans l’année. En 2018, ils ne sont plus que 62%. La proportion la plus faible observée depuis le début des années 1970». On ne peut pas dire que lire un livre par an soit une performance très remarquable, et si le recul est attristant, on ne tombe pas de très haut, et notre amour propre de peuple cultivé en prend un coup. D’autant plus que les détails de l’enquête ne sont pas non plus très réjouissants : les personnes dites âgées, dont le nombre augmente, lisent de moins en moins, et les jeunes générations lisent moins que leurs parents, phénomène observé depuis les années 60, «alors qu’il y a vingt ans, au contraire, les jeunes étaient les plus nombreux à lire» constatent les enquêteurs.
On peut comprendre que l’ardeur révolutionnaire des années 60, puisée notamment dans leurs lectures, se soit tarie chez les jeunes, mais n’est-il pas étonnant que leurs aînés, qui auraient tout le temps de lire, n’en profitent pas ! Combien de proches n’avons-nous pas entendu déclarer «Je lirai «La Recherche» quand j’aurai pris ma retraite !»? Apparemment, « La Recherche » attend toujours… D’autres données confirment cet état des lieux : si 73 % des hommes avaient lu au moins un livre en 1981, ils ne sont plus que 52% en 2018, alors que la proportion de lectrices reste stable (73 % en 1981, 70 % en 2018). Quant aux «gros» lecteurs ayant lu vingt ouvrages ou plus au cours de l’année, ils sont passés de 28 % en 1973 à 15 % en 2018 (cadres supérieurs). Enfin, les lecteurs des champs ont rattrapé ceux des villes, ce qui ne représente pas un exploit littéraire comme nous venons de le voir, mais atteste de la migration des citadins vers la campagne.
Autrement dit : il n’y a pas que nos enfants qui ne lisent plus, mais évidemment leur mode de vie nous importe particulièrement car il symbolise les temps qui changent. La pandémie et les confinements récents auraient-ils apporté des éléments nouveaux dans le domaine ? Malheureusement, selon un sondage Ipsos réalisé en 2021 à la demande du CNL (Centre national du livre), en dépit des files d’attente devant les librairies de quartier, 86% des personnes interrogées ont déclaré avoir lu au moins un livre en 2020, soit…six points de moins qu’en 2019. Quant aux jeunes, le pourcentage de ceux qui se perçoivent comme lecteurs a chuté de 12 points de 2019 à 2021 ! Tous les genres de livres ont perdu du terrain, BD y compris, sauf les livres utilitaires et les reportages d’actualité qui ont bondi de 19 points. Car les jeunes passent désormais six fois plus de temps à surfer sur Internet qu’à lire, soit trois heures par jour en moyenne. Et la lecture «n’est plus un temps de rupture», soulignent les enquêteurs, car tout en disant «J’adore lire!», la moitié d’entre eux fait autre chose en même temps, comme envoyer des messages et aller sur les réseaux sociaux. Ainsi la lecture n’est-elle plus un temps de rupture, de ressourcement, d’échappatoire au monde… Quelle constatation dévastatrice pour les générations pour lesquelles culture signifiait lecture, autrement dit pour celles qui ont fondé nos sociétés depuis l’Antiquité !
Comment ne pas évoquer notamment Montaigne et sa fameuse tour (que l’on peut encore visiter) abritant sa fameuse bibliothèque de «retraité», dans sa propriété familiale de Saint-Michel-de-Montaigne en Dordogne ? «Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues.», nous confie-t-il en faisant le modeste, comme d’habitude, comme s’il se contentait de feuilleter un ouvrage ici et là. Et c’est là bien sûr qu’il «enregistre et dicte, en [se] promenant, [ses] songes que voici», autrement dit ses «Essais». Une bibliothèque comme lieu de bonheur pour «être à soi» et accomplir une œuvre révolutionnaire révélant comment «être à soi» signifie pénétrer le cœur de chacun de nous. Et comment ne pas penser au texte que Proust écrivit en 1905 comme préface à sa traduction de «Sésame et les lys» de Ruskin, pages célébrissimes intitulées «Sur la lecture» ? Il commence bien sûr par célébrer ses lectures d’enfance : «Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.»
Ah les livres formateurs de notre enfance, plus forts, plus vrais que la vie, nourrissant nos longues vacances d’été, comme le raconte aussi Colette dans «Sido», évoquant ses deux sauvages de frères «qui lisaient comme autrefois lisaient les adolescents de quatorze et de dix-sept ans, c’est-à-dire avec excès, avec égarement, le jour, la nuit, au sommet des arbres, dans les fenils…». Adolescents dont elle était, bien sûr, tout comme les aînés d’aujourd’hui qui ne passaient pas trois heures par jour sur Internet.
Il faut se faire une raison. De nos jours, culture ne signifie plus lecture et réciproquement, ce qu’évoque Antoine Compagnon dans son petit livre «Un été avec Montaigne» : «On nous dit que la lecture linéaire, prolongée, continue -à laquelle nous avons été initiés- disparaît dans le monde numérique.» Tournons-nous donc vers ce que les jeunes générations sont en train d’inventer…
Lise Bloch-Morhange
Très intéressant, merci !
Le concept de temps de rupture à méditer 😉
La première lecture du matin, un joli moment de rupture avant d’affronter son quotidien
Selon les chiffres du Syndicat National de l’Édition, en 2020, 97326 titres nouveaux ont été publiés en France, soit 266 par jour en moyenne.
Par rapport à l’année précédente, en terme de chiffre d’affaires, la BD avait progressé de 6% et la littérature générale de 2,4%. Forte progression également du livre numérique (+ 13,5%).
Très bel article et si réaliste.
Merci Lise
Chère Lise,
je lisais ce matin votre article nécessaire et bien vu avec une grande mélancolie pensant à l’après-livre qui se prépare…
Puis, je suis allé voir en projection de presse un film « générationnel », « Années20 où l’on suit dans Paris une bonne vingtaine de personnages presque tous entre 20 et 30 ans. Ils font mille choses, parle sexe, art, argent… mais aucun n’a un livre dans les mains (comme jadis les jeunes dans les films de Godard), aucun ne parle littérature ou poésie, aucun ne cite un auteur…
En voyant le film, je pensais à votre article…et me revoilà deux heures après chez moi en pleine mélancolie… Imaginant mon fils un jour passant deux bonnes journées à empaqueter tous mes livres et allant les déposer sur un trottoir où seul un bouquiniste viendra y jeter un coup d’oeil, peut-être dégoûté… parce qu’il n’y aura rien dans ce fatras d’encore vendable aux quelques lecteurs d’alors…