Jusqu’au 22 mai 2022, à la Comédie Française, se joue « Le Misanthrope », pièce devenue l’une de celles présentées avec le plus de régularité. L’œuvre fut créée le 4 juin 1666. Depuis un an, la troupe de Molière bénéficie de la protection royale. Louis XIV a 28 ans, il règne effectivement depuis la mort de Mazarin, cinq ans auparavant. C’est un jeune homme épris de plaisirs et de fêtes. Sa vie se passe entre le Louvre et Saint-Germain-en-Laye. Versailles ne sera pas accessible avant 1682. Molière, lui, est quadragénaire. Il a épousé, il y a quatre années, Armande Béjart, sa cadette de vingt ans, jeune femme charmante appréciant fort les hommages masculins. Le Misanthrope obéit aux trois unités du théâtre classique : unité de lieu, le scène est à Paris, unité de temps, probablement un après-midi, à l’heure des visites. Unité d’action ? Alceste, accompagné de son ami Philinte, se présente chez Célimène, une jeune veuve parfaitement mondaine, plaisamment médisante, absolument coquette, dont il est amoureux.
Il entend lui demander des explications, quant aux amants qui l’environnent. Si le texte initial utilise le mot «amants», au sens moderne «prétendants» semble mieux adapté, le prétendant espérant ce que l’amant a déjà obtenu. Or, du point de vue des faveurs de Célimène, dès le début, le doute est de mise. Les explications attendues vont se voir sans cesse différées par l’intrusion de divers intervenants, donnant lieu à des scènes cocasses. Jusqu’à l’issue finale, qui, elle, ne l’est pas. La tonalité générale, plus grinçante que drôle, explique probablement la fraîcheur de l’accueil, lors de la première représentation : que diantre l’auteur voulait il nous démontrer ?
Le titre annonce le caractère du personnage principal. Alceste se révèle misanthrope, c’est-à-dire une personne manifestant de l’aversion pour le genre humain. Celle-ci éclate dès les premiers vers, avec une totale exagération, permettant à Philinte d’énoncer, en contre-chant, les conditions d’une vie sociale apaisée et respectueuse d’autrui. Avec ce qu’il faut de sens de la mesure, de souplesse d’esprit et d’absence d’illusions. Molière, pour équilibrer le ridicule et la démesure de ses rôles titre fait souvent, parallèlement, entendre la voix de la raison. C’est ici Philinte, Cléante dans le « Tartuffe », Chrysalde dans L’École des femmes », Béralde pour « Le Malade Imaginaire »…..
Un sous-titre apparaîtra rapidement, en complément d’éclairage : l’Atrabilaire amoureux.
Atrabilaire ? le qualificatif serait aujourd’hui irascible, voire mélancolique. En tout cas, de «mauvaise humeur». La théorie des humeurs, héritée de la médecine hippocratique, professait que la santé de l’âme résultait de quatre fluides, le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire, ou atrabile sécrétée par la rate. Selon la dominante, l’individu se montrait jovial (tempérament sanguin), nonchalant (lymphatique), soucieux (bilieux), colérique (atrabilaire). Comment être amoureux d’une femme en apparence futile, lorsqu’on est tout à la fois insociable et emporté ? Constat de Molière : le sentiment amoureux ne procède pas de la raison..
Les différents personnages appartiennent à la noblesse, et tous, à l’exception d’Alceste, en ont intégré les rituels. Apparaissent différentes constantes de la vie en société, demeurés jusqu’à nous, l’auteur médiocre quêtant le compliment, le cassage de sucre sur le dos des absents, deux snobs boursouflés de suffisance, les insinuations fielleuses entre copines, les euphémismes dont on dote généralement l’être aimé….. On se plaît, aujourd’hui, à décrire Célimène «éprise de liberté», on pourrait la voir, charmeuse jusqu’au bout des ongles, prisonnière de son pouvoir de séduction. À la fin de l’intrigue, monument d’indélicatesse, elle sera prise à son propre piège. À la lecture publique des courriers qu’elle a adressés aux uns et aux autres, il apparaît que si elle ne s’est donnée à personne, elle s’est promise à tous. Alceste, dont elle honore enfin l’amour en lui proposant l’hymen, reste suffisamment délirant pour conditionner son acceptation a une clause insoutenable : le suivre dans le désert ou il a fait vœu de vivre. À ce stade, selon le choix fait par la direction d’acteurs, il va être pathétique, ou atteindre le summum du ridicule.
Dans l’actuelle mise en scène, Clément Hervieu-Léger a choisi le versant dépressif. Alceste (interprété par Loïc Corbery) hante la scène, dos voûté, tête basse, traînant sa misère jusqu’à la désespérance finale. Une version précédente, par Jean-Pierre Miquel (enregistré en 2000, et accessible en DVD), montrait un Alceste (sous les traits de Denis Podalydès), emmerdeur et fier de l’être, rendu comique par ses brusqueries et ses exagérations, le pathétique s’illustrant au baisser de rideau par une Célimène prostrée. Selon Jacques Copeau, l’équilibre de la pièce dépend, en fait, du jeu des autres personnages. Alceste sera d’autant moins ridicule qu’ils accentuent le leur. Tandis que la plupart de ses personnages-titres n’échappent pas à la caricature ou il les a enfermés, Molière a fait du « Misanthrope » un personnage a l’étonnante plasticité. Son caractère peut varier selon l’époque et les sous-jacences qu’on y cherchera.
« J’appartiens à un théâtre de répertoire, dit Clément Hervieu-Léger, et je me dis que si l’on ne pose pas un regard neuf sur les œuvres, alors ce théâtre de répertoire n’a plus lieu d’être ». Une propension à la modernité pousse en effet certains metteurs en scène à «revisiter» cette comédie, afin de montrer au public ce qu’il n’a encore «jamais vu». On a pu trouver ici l’étalage par Molière de ses déboires conjugaux, ou un règlement de compte vis-à-vis des dévots ayant empêché le « Tartuffe », ou encore une dénonciation pré-révolutionnaire de la société d’Ancien régime, voire la condamnation de l’hypocrisie de tous les temps. Alceste apparaît alors de plus en plus admirable et Philinte de plus en plus suspect. Mais rien n’empêche de lire le texte avec les yeux de Philinte, ceux, probablement de Molière, au premier degré.
«Alors, c’est quoi, le pitch ?» lui demanderait aujourd’hui le moindre attaché de presse. Louis Jouvet a déjà répondu : «une drôle de comédie…l’histoire d’un homme qui aime une femme, et n’arrive pas à lui dire !»
Jean-Paul Demarez
« Le Misanthrope à la Comédie Française », jusqu’au 22 mai
Photos: Brigitte Enguérand