Lorsqu’il revient de Tanger en juin 1914, Charles Camoin effectue ce que tout bon artiste se doit de faire, à tort ou a raison, il déchire ses œuvres qui ne lui conviennent plus. Sur la photographie ci-contre, on discerne les quatre déchirures fatales d’un autoportrait. Quatre-vingts réalisations, pas moins, feront l’objet de sa rage destructrice. Apollinaire mentionnera ce fait dans un article de Paris-Journal. L’information arrive cependant aux oreilles d’un chiffonnier malin qui fouille les poubelles de l’artiste. Il fait ressouder les coupures aux Puces de Saint-Ouen et elles zigzagueront ainsi de mains en mains, jusqu’à celles (entre autres) de l’écrivain Francis Carco (1886-1958) qui tente de les vendre à Drouot. Charles Camoin (1879-1965) va porter l’affaire devant la justice, laquelle consacrera le droit inaliénable du peintre à disposer de ses œuvres et fera jurisprudence. Certaines brûleront à sa demande dans un four du Grand Palais mais d’autres seront finalement reconnues par lui-même comme récupérables. Le Musée de Montmartre présente actuellement trois rescapées, dans le cadre d’une exposition sur celui qui en fut l’un des occupants. Cela faisait quarante ans qu’il n’avait pas été exposé à Paris.
Sur ces trois, on compte donc un autoportrait, une fort belle Indochinoise dont le style à part n’est sans évoquer Gauguin et un « Moulin-Rouge aux fiacres » qui aurait gagné, par sa banalité, à vraiment passer par pertes et profits, ou encore à le confier pour transformation, à un spécialiste de l’abstrait.
Il avait beau se trouver au cœur de la fébrilité montmartroise, Charles Camoin n’a pas voulu quitter les rivages du figuratif et plus particulièrement ceux du fauvisme. Ainsi que l’explique en substance Danièle Giraudy dans le catalogue accompagnant l’expo. Si Camoin a bien participé avec les avant-gardistes à de grands salons comme l’Armory Show, fréquenté les mêmes marchands (Berthe Weill, Kahnweiler) que ses pairs Montmartrois, il s’est gardé de les suivre. Symptomatiquement d’ailleurs il est resté sur la butte jusqu’à la fin de sa vie, refusant de suivre les Picasso et consorts à Montparnasse, là où une folle aventure se poursuivait.
C’est bien une question qui se pose d’ailleurs, au sein de ce Musée de Montmartre, délicieusement bloqué dans un temps où l’on trayait encore les vaches à Paris. Faut-il s’intéresser encore au figuratif, fût-il fauviste? Les vues méditerranéennes de Charles Camoin,(Cassis, Marseille, Saint-Tropez) ou encore ses nus sont plaisants à regarder, au même titre que la production de Albert Marquet qui figurait au nombre de ses amis, mais nous parlent-elles encore, quand les plus grandes rétrospectives récentes honorent les grands champions de l’art moderne, tels Picasso, Klee, Mondrian, Basquiat? Osons dire que oui car c’est bien l’académisme figuratif qui a déterminé la puissante échappée de l’art moderne. Tandis que certains prenaient la tangente, fuyant le bon goût, d’autres comme Marquet ou Camoin restaient fidèles au motif. Il leur incombait de se démarquer dans un domaine que l’on aurait pu croire épuisé.
En conséquence, ils ont même poussé le genre, élargi ses limites. Des toiles de Camoin comme « Le pont de l’archevêché », des « Maisons à Montmartre », prennent leurs distance avec la copie de précision, osant le flou, le suggestif, l’accentuation de la couleur, la systématisation du tremblement des teintes (« Marseille rue Bouterie ») l’exploitation sublimée de la lumière des ports de Toulon, Saint-Tropez (détail ci-contre) ou celui de Marseille. Camoin qui fréquentait également Matisse ou Cézanne, avait su quitter le confort de la représentation pépère et cela devient une évidence aujourd’hui encore, à observer les cernes noirs de ses paysages corses.
L’enfant de Marseille avait fait la guerre, la première. D’abord comme brancardier dans les Vosges puis, la précision est assez pittoresque, en tant que cycliste du major. Son statut d’artiste l’amena à intégrer comme d’autres de ses pairs la section de camouflage, visant à cacher aux yeux de l’ennemi les dispositifs militaires. Il y fit d’ailleurs quelques croquis et aquarelles intéressants tenant place dans un petit secteur de l’exposition en cours. Ce passage par la guerre et son emploi dans les techniques de dissimulation, n’est peut-être pas étranger à ce léger mystère que l’on retrouve dans ses toiles et incidemment dans un autoportrait réalisé en 1956. Il s’y dépeint inachevé, presque inconsistant devant son chevalet, flou, dilué dans les couleurs et des formes incertaines. « Ce n’est pas tellement moi qui compte, semble-t-il nous dire, regardez plutôt mes toiles ». Il n’empêche que celui-là, il ne l’avait pas déchiré en quatre.
PHB
« Charles Camoin, un fauve en liberté » Musée de Montmartre, jusqu’au 11 septembre
PS: on peut aussi se reporter à l’article sur Lucio Fontana, l’artiste qui a fait de la lacération un système
Photos: ©PHB