Leur présence au sein de « La Chanson du Mal aimé » avait indisposé Paul Léautaud. Le critique du Mercure de France était, on le sait, le dédicataire du célèbre poème d’Apollinaire. C’est d’ailleurs lui qui en avait permis la première publication dans sa revue le 1er mai 1909, entre un article sur le compositeur et écrivain Ernest Reyer, et un autre sur le statut des fonctionnaires. Quelques années plus tard, lorsque le même Léautaud découvrit la version augmentée parue dans Alcools, il ne cacha pas sa déception. Ce n’était pas l’absence de ponctuation, délibérément choisie pour toutes les pièces du recueil, qu’il regrettait, mais le rajout de nouveaux chapitres. L’irruption de cosaques zaporogues au cœur de ce long poème de 300 vers lui parut inutile et déplacée (Apollinaire a «bien abîmé» le poème originel, écrira-t-il plus tard dans son journal littéraire). Quoi qu’il en soit, il faut croire qu’Apollinaire avait été suffisamment captivé par cette histoire pour qu’il décide de l’intégrer à la «Chanson».
L’anecdote évoque un fait historique survenu à la fin du XVIIe siècle en Ukraine centrale : la cinglante réponse des cosaques zaporogues au sultan ottoman qui leur avait intimé l’ordre de se soumettre sans aucune résistance. Connus pour leur courage, leur fierté, leur sens de l’honneur, les zaporogues ne pouvaient obéir à un potentat autoproclamé «frère du soleil et petit-fils de la lune, vice-roi par la grâce de Dieu des royaumes de Macédoine, de Babylone, de Jérusalem, de Haute et Basse-Égypte, empereur des empereurs, souverain des souverains, invincible chevalier, gardien indéfectible jamais battu du tombeau de Jésus-Christ, administrateur choisi par Dieu lui-même». Dans leur réponse, ils firent donc preuve de la plus grande morgue et du plus grand mépris qu’un humain puisse manifester. La lettre qu’ils envoyèrent au sultan n’était qu’une bordée d’injures et d’insultes toutes plus dégradantes les unes que les autres : «Toi, le plus grand imbécile malotru du monde et des enfers, marmiton de Babylone, charretier de Macédoine, groin de porc, cul d’une jument, sabot de boucher, front pas baptisé … chien tatar, serpent maudit, roi des ladres et des bouffons, épouvantail du monde entier, suppôt de Satan et de ses acolytes…». Apollinaire retranscrivit quelques uns de ces doux compliments et en inventa d’autres : «Quel Belzébuth es-tu là-bas / Nourri d’immondices et de fange / Nous n’irons pas à tes sabbats / Poisson pourri de Salonique …/ … Bourreau de Podolie Amant /Des plaies des ulcères des croûtes / Groin de cochon cul de jument».
Qu’il soit ou non apocryphe, cet «incident diplomatique» est demeuré célèbre dans le monde slave et a contribué à la popularité des cosaques zaporogues. Leurs fortes personnalités ont inspiré écrivains ou artistes. Le plus célèbre tableau représentant l’épisode de la lettre est sans nul doute celui d’Ilya Répine actuellement exposé à Paris (détail central dans l’image d’ouverture). C’est l’une des pièces maîtresses de la rétrospective consacrée au grand peintre russe au Petit-Palais. La gigantesque toile montre de façon très expressive le groupe des cosaques rédigeant ensemble la fameuse lettre, chacun rivalisant de trouvailles et provoquant l’hilarité générale.
Apollinaire avait-il vu ce tableau, s’en était-il inspiré ? Il en connaissait en tout cas l’existence. On sait aussi qu’il en posséda une reproduction, celle publiée en novembre 1917 dans la revue L’Art et l’artiste (numéro consacré à l’Art russe, visible sur Gallica). Par ailleurs, dans sa biographie du poète (Gallimard), Laurence Campa indique qu’au cours de ses après-midis à la bibliothèque Mazarine, le jeune Wilhelm de Kostrowitzky avait découvert la collection des Kryptadia, recueils de traditions populaires et folkloriques de différents pays publiés par un sociologue allemand. L’épisode de la lettre envoyée au sultan figurait dans l’édition de 1898, ainsi qu’une liste de jurons et d’insultes d’Ukraine. Le futur Apollinaire, dont on connaît le goût pour les faits étranges et la langue verte, n’avait pas manqué de recopier ces trouvailles dans son carnet (ci-dessous).
Quant au tableau de Répine, terminé en 1891, Il connut rapidement le succès et fut présenté dans différentes pays d’Europe ainsi qu’à Chicago, en 1893, pour l’exposition universelle où il reçut un prix. Il fit ensuite partie des collections du tsar. Depuis 1917, il appartient au musée d’État de Saint-Petersbourg. C’est la première fois qu’on peut le voir à Paris, au Petit-Palais, pour quelques jours encore (jusqu’au 23 janvier).
Gérard Goutierre
Source image ouverture: domaine public
Source carnet d’Apollinaire: Gallica/BnF
Merci pour cet épisode drolatique si bien documenté! Le catalogue des injures de l’époque est riche (bon, d’accord, les animaux sont malmenés, comme d’habitude) et Apollinaire donne une réplique qui met en joie.
Dans sa « Relecture 1996″ du Dossier d' »Alcools », Michel Décaudin rappelait que Scott Bates le premier avait découvert dans les Kryptadia une des sources exploitées par Apollinaire. Il avait état de cette source dès la premier volume des Œuvres en prose, en 1977. Florence de Lussy en 1990 avait établi que le poète avait pris des notes sur ces volumes en 1901. Voir aussi l’entrée Kryptadia dans le Dictionnaire Apollinaire de Daniel Delbreil. Ces précisions n’enlèvent rien à l’actualité de cette chronique et à l’instigation finale d’aller voir le tableau de Répine.
Un bonheur de lecture !une belle « anecdote…solidement documentée…que Léautaud en soit contrarié ne manque pas de sel car il n’était pas si souvent « gracieux « On retrouvé de belles insultes du même tonneau (bâtard conçu pendant les règles ou que le diable entre dans ton père ) dans LA SYNAGOGUE /ALCOOLS. On peut penser que la vigoureuse réponse des cosaques témoigne d’une vigoureuse réponse immunitaire anti sultan !
Peut être un souvenir d’enfance de Guillaume Apollinaire.
J’ai personnellement constaté la place des cosaques zaporogues (et du tableau de Répine) dans l’imaginaire polonais.
merci pour cet article et les réponses.
j’avoue que j’aimerai connaître l’article sur le statut des fonctionnaires !…et que j’apprécie la cohabitation Répine -Othoniel au Petit Palais.
Répine a peint deux versions du tableau sur les cosaques zaporogues en train d’écrire une lettre d’insulte au sultan ottoman. La seconde se trouve au musée de Kharkiv, ville ukrainienne à 40 kms de la frontière russe comme je l’ai mentionné sur ce site dans mon article sur Kharkiv (https://www.lessoireesdeparis.com/2018/10/15/kharkiv-voyage-au-coeur-de-lancienne-capitale-de-lukraine-sovietique). Il s’agit de deux copies conformes si ma mémoire ne me fait pas défaut, mon voyage remontant à 2018. Il est donc également possible de voir ce tableau de Répine au musée des arts de Kharkiv, du moins tant que la frontière ne sera pas franchie.