Si l’on devait juger de l’importance d’un écrivain au nombre de publications qui lui sont consacrées, il est probable que Baudelaire arriverait en tête, sans doute aux côtés d’Arthur Rimbaud et peut-être de Proust (Apollinaire n’est pas mal placé non plus). La consultation des fonds universitaires en France mais aussi à l’étranger, notamment aux États-Unis, aboutit à une énorme bibliographie. Cette surabondance témoigne d’un intérêt qui ne s’est jamais démenti. À preuve aussi le nombre relativement important d’expositions sur la vie et l’œuvre du poète critique d’art. Baudelaire est un sujet chéri des conservateurs de musées et des directeurs de bibliothèques. C’était le cas il y a quelques années ans au Musée de la Vie romantique de Paris (Les Soirées de Paris du 17 janvier 2017). Toujours à Paris, pour quelques semaines encore, Baudelaire est la star de la Bibliothèque nationale qui célèbre le bicentenaire de sa naissance (Paris, 8 avril 1821).
Cette belle et riche exposition a comme premier mérite de réunir des documents que l’on connaît le plus souvent uniquement par leurs reproductions : on ne peut découvrir sans émotion les épreuves originales abondamment raturées et corrigées des Fleurs du Mal, où transparaît la nature angoissée du poète, méticuleux à l’excès. Baudelaire apporte le même soin et la même exigence à la ponctuation, la typographie, la mise en page… qu’à la composition des poèmes. Cette quête obsessionnelle et permanente d’une inatteignable perfection ira même jusqu’à agacer son éditeur et ami Auguste Poulet Malassis.
Pour peu qu’il soit un peu «baudelairien», le visiteur ne manquera pas également d’être saisi par une rare série de clichés photographiques : pas moins d’une dizaine, réunis presque miraculeusement, sur les quinze connus, réalisés entre1855 et 1866 dans les ateliers de Nadar ou Carjat à Paris. Présent également le fameux autoportrait de 1860, à la plume et crayon rouge. C’est ce portrait sans concession qui figure sur l’affiche de l’exposition.
Le titre «La modernité mélancolique» met en avant un aspect essentiel de l’œuvre (finalement assez courte) de l’écrivain. «Mal du siècle» selon Chateaubriand, «inséparable du sentiment du beau» pour Baudelaire, la mélancolie traverse la société et infuse dans les écoles d’art. Face à ce tourment délicieux, l’écrivain oscille entre refus et refuge. Mais chez lui, la mélancolie enfile des habits d’apparat : ce sera le spleen. Il en fera tout un chapitre Des Fleurs du Mal (Spleen et Idéal ). Le recueil de poèmes en prose publié après sa mort s’intitulera « Le Spleen de Paris ».
Comme s’il l’avait lui-même cherché, sa vie quotidienne avait tout pour alimenter cette difficulté de vivre. Poursuivi par ses créanciers, il ira d’hôtel en hôtel. Cette perpétuelle errance l’a «disloqué» et ce n’est pas pour rien qu’il parle de «la grande maladie de l’horreur du domicile». Peut-être était-ce le prix à payer : «Ce solitaire dont la vie fut écrasée par le guignon (mauvaise chance ndlr) eut toutes les chances poétiques» écrit Claude Pichois en 1968, déjà pour une exposition qui se tenait au Petit Palais.
Quant à la modernité, c’est principalement pour Baudelaire le passage assez brutal du Paris du Moyen Âge qu’il a connu dans sa jeunesse à la grande ville voulue par le baron Haussmann, préfet de Seine de 1853 à 1870 . Les différentes éditions des Fleurs du Mal paraissent au cours de cette période. Baudelaire assiste sans résignation à cette transformation : «La forme d’une ville / Change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel», tout en cultivant, tel un dandy, son fond de mélancolie : «Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé !». La mélancolie s’exprime encore dans les goûts picturaux du poète dont on connaît le rapport intime à l’image («ma grande, mon unique, ma primitive passion»). On verra ainsi une sélection de tableaux et gravures d’artistes de son entourage (Delacroix, Gustave Moreau, Odilon Redon, Félicien Rops…) parfois à l’origine de poèmes.
Les documents littéraires sortis de la Réserve des livres rares ou du Département des manuscrits demeurent cependant la grande richesse de cette exposition que l’on pourrait prolonger par une visite au cimetière Montparnasse de la tombe du poète. Ce n’est pas sans un pincement au cœur que l’on redécouvre la stèle qui célèbre surtout le général Aupick, le beau-père honni du poète, bardé de tous ses titres de gloire terrestre, tandis que deux lignes pour le moins succinctes sont tout juste accordées au poète. Sans doute une bonne occasion de relire La Servante au grand cœur des Fleurs du Mal : «Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs».
Belle occasion pour réécouter les 36 poèmes des « Fleurs du mal » que Léo Ferré mit en musique et que l’on peut retrouver dans les deux premiers coffrets de la nouvelle intégrale (La mémoire et la mer & Barclay)…
La « vraie » poésie n’est sans doute pas la poésie hermétique, spatialiste, lettriste, etc., mais celle qui se chante et qui enchante, qui trouve le chemin de nos cœurs et de nos âmes : Baudelaire, mais aussi Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Aragon chantés par Léo Ferré, Georges Brassens ou … Jacques Ibanès, sans oublier les compositeurs de musique « classique » : les poèmes mis en musique par Duparc (L’Invitation au voyage de Baudelaire), Debussy, Ravel, Fauré … La poésie, qui nous élève, nous enthousiasme, nous rend plus vivants. Jean-Loup Martin.