Goya, l’éternel retour

En 1998, ce fut la première exposition d’importance après la réouverture du palais des Beaux-Arts de Lille, fermé pendant six ans pour travaux et agrandissement. On avait mis toute la pompe et le faste nécessaires pour l’événement. Un président de la République (Jacques Chirac), un ancien premier ministre (Pierre Mauroy) et une brochette d’élus plus ou moins officiels avaient fait le déplacement, manifestant soudainement pour l’art une passion qu’on ne leur connaissait pas toujours auparavant. Le nouveau lieu accueillit une exposition consacrée à Goya («Un regard libre»). Personne n’en fut étonné, l’établissement possédant deux-chefs d’œuvre absolus du peintre aragonais, deux tableaux de grande renommée connus sous les titres apocryphes « Les Jeunes » et « Les Vieilles ». Des toiles très représentatives du génie de son auteur et auxquelles un singulier destin conférait une dimension quasiment légendaire.

On ne sera pas davantage surpris de retrouver dans ce même lieu, vingt-trois ans plus tard, une nouvelle célébration du peintre espagnol. Les deux tableaux, véritables trésors de guerre, constituent l’aboutissement du parcours muséal proposé au visiteur. Mais comment renouveler le genre dans la mesure où les prêts d’importance sont ici particulièrement difficiles? Les Goya du Prado n’en sortent qu’exceptionnellement et souvent pour des institutions prestigieuses (la Fondation Beyeler de Bâle a actuellement le privilège d’accueillir la célèbre « Maja vestida »). On trouvera cependant à Lille, en plus des gravures dont le musée possède une belle collection, quelques œuvres du maître venues spécialement de Madrid, en particulier un autoportrait de 1815 et deux cartons de tapisserie, notamment la tendre et bucolique scène du Parasol. Ce tableau plein de charme avait été découvert de façon fortuite par toute une génération, puisqu’il avait servi d’illustration au tout premier enregistrement, en 1955, du Concierto de Aranjuez par Narciso Yepes, promis à un retentissement mondial.

La véritable spécificité de cette exposition est le recours délibéré aux techniques actuelles de numérisation, immersions visuelles, dispositifs audio-visuels et techniques de laboratoire justifiant le titre d’Expérience Goya. Grâce à un système de sept projections synchronisées, on peut ainsi imaginer à quoi ressemblait la Quinta del Sordo, dernière résidence espagnole du peintre, dans les alentours de Madrid, où se trouvaient les stupéfiantes « Pinturas Negras ». De même, en prélude ou en conclusion de la visite, on s’immergera avec profit dans une projection vidéo à 360° reprenant les grandes œuvres qui ont marqué la vie de l’artiste. Le saisissant «Tres de mayo» y trouve une place de choix.

Ces représentations, ainsi que l’accrochage d’œuvres diverses «inspirées par», ou encore les séquences de films se référant à l’univers goyesque, constituent une intéressante approche de l’artiste, mais ne peuvent combler totalement la frustration du nombre limité d’œuvres originales. Elles serviront plutôt de compléments d’information ou… éveilleront le désir (notamment d’un déplacement à Madrid). En attendant, le primo visiteur aura au moins la possibilité de découvrir ou redécouvrir les deux toiles à l’origine de tout, ces fameuses « Jeunes et Vieilles » présentées décadrées et en pleine lumière, comme si elles se préparaient à une autopsie.

Dans un journal savant, un critique tout aussi savant indiquait que ces toiles «servaient le plus souvent d’argumentation à une heuristique propre à digressions sur le temps qui passe». En termes plus simples, il est vrai que, placés côte à côte, ces deux tableaux semblent illustrer non les désastres de la guerre, mais les ravages du temps. Cette jeune coquette sûre de sa beauté lisant une lettre à l’ombre du parasol que lui tient sa servante deviendra sans doute cette vieille femme outrageusement fardée, au visage décharné, osant se regarder dans un miroir qui lui demande ironiquement  «¿ Qué tal ?» (comment ça va ?), tandis que le dieu du temps Chronos veille sur elle et l’attend. Un raccourci saisissant. La réalité est tout autre. Les deux tableaux ont été peints à dix ans d’intervalle et Goya n’a jamais eu l’intention de les présenter ensemble. Ce n’est qu’au XIXe siècle, et sans doute pour des raisons marchandes, qu’on eut l’idée d’en faire un diptyque, modifiant au passage les titres : « La Lettre »  devint «Les Jeunes» et «Le Temps» se transforma en «Les Vieilles». Pour accréditer l’hypothèse, on eut même l’audace d’agrandir le deuxième tableau d’une bonne dizaine de centimètres pour le mettre au format de l’autre ! Bienheureuse supercherie. Les deux tableaux se trouvaient dès lors réunis pour l’éternité, et l’on ne pouvait voir l’un sans penser à l’autre.

Il s’en fallut de peu cependant pour que chacune des œuvres ne retrouve son indépendance. En 1874, la commission administrative du musée de Lille avait fait l’acquisition des « Jeunes », mais refusait obstinément d’acheter les « Vieilles » au grand dam du conservateur Édouard Reynart, qui les avait proposées. En désespoir de cause, ce dernier décida alors, avec deux de ses amis, d’acheter le tableau sur ses propres fonds et de l’offrir au musée. Grâce à ce conservateur mécène, les « Jeunes » et les « Vieilles » devenaient réellement inséparables.

Un portrait d’Édouard Reynart par Carolus-Duran figure en bonne place dans l’exposition lilloise. Le musée lui devait bien cela.

Gérard Goutierre

 

Palais des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 14 février 2022/Du mercredi au dimanche 10 h -18 h. Le lundi 14h-18h/Fermé le 25 décembre et le 1er janvier (Tel: 03 20 06 78 00)

Crédits photos:
Les Jeunes et le Vieilles : ©RMN Grand Palais/Stephane Marechalle
Le Parasol :  ©Gérard Goutierre
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Une réponse à Goya, l’éternel retour

  1. Incontournable sur le sujet : l’érudit autant que sensible Goya – 520 pages serrées – du regretté Claude-Henri Rocquet paru en 2008 chez Buchet-Chastel.

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