Bien que leur mission porte avant tout sur le contenu de l’assiette, messieurs les inspecteurs du Michelin ne manquent pas le tour aux toilettes. L’état des «lieux» de l’établissement visité trahit l’hôtelier ou le restaurateur négligent ou artificieux. Il signe la maison de bonne tenue, consciente de ses devoirs : carrelage lumineux, tuyauterie étincelante, faïence immaculée, atmosphère subtilement nuancée par les fragrances d’un pot-pourri de bonne facture. Dès l’origine, l’entrée dans le guide imposait, à qui voulait prétendre, un «appareil de chasse à effet d’eau à siphon, aux murs garnis de carrelage d’extrême propreté, doté de papier hygiénique». Toutefois, hors l’urgence, il est de bon ton de n’en point parler plus avant. Hérité des valeurs bourgeoises de la fin du XIXème siècle, un tabou frappe tout ce qui a trait aux nécessités physiologiques. Dès lors, l’endroit ne se désigne que par des périphrases («où puis je me laver les mains ?» ou «me repoudrer le nez ?») voire des diminutifs nigauds (du genre «les ouaoua»).
Initialement, le Deutéronome s’était pourtant montré très explicite : «en dehors du camp, tu disposeras d’un coin ou tu te mettras à l’écart. Dans ton équipement, tu auras une petite pioche, et, quand tu t’accroupiras, tu t’en serviras pour creuser, puis recouvrir tes excréments» (chap. 23/13-14). Le Règlement des troupes d’infanterie du 20 octobre 1892 reprendra ces commandements de Jehova Adonaï aux tribus d’Israël : «des feuillées réglementaires sont installées à proximité du cantonnement, lorsque le régiment entre en campagne», en dehors desquelles toute miction est prohibée. «Feuillées», le terme désigne la tranchée creusée à quelque distance du bivouac, servant de latrines au soldat. Elles doivent leur nom aux branchages destinés à en préserver la pudeur. Elles font rituellement l’objet de cette question du sergent instructeur : «dans quoi sont aménagées les feuillées ?», appelant en réponse : «dans le quart d’heure suivant l’installation du campement.»
Fort heureusement, à côté de ces procédés des plus sommaires, du châlet de nécessité au cabinet d’aisance, le site ou l’être humain exerce ses fonctions exonératoires a fait l’objet d’une préoccupation constante de son génie créateur. Relevons l’ancienneté de la chaise percée, pièce d’ameublement pouvant aller du fruste à la magnificence, recelant un récipient de terre cuite, de porcelaine ou d’argent. Si l’étiquette de cour prévoyait qu’au Grand lever, pour recevoir une cinquantaine de dignitaires, Louis XIV s’installait sur sa «chaise d’affaires», il disposait, plus discrètement, d’un endroit dénommé «cabinet de la chaise», où s’isoler le moment venu. Les bons usages conduisaient à installer le meuble derrière un paravent, ou mieux, dans le vestiaire attenant à la chambre, d’où l’euphémisme «se rendre à la garde-robe». Une certaine adaptation pouvait s’avérer nécessaire. Par exemple, ce vase de forme allongée, adapté à la morphologie féminine, caché sous les robes à panier. Les dames de la bonne société s’en équipaient pour supporter sans dommages les interminables sermons de Louis Bourdaloue, prédicateur en vogue. Il a laissé son nom à l’ustensile.
Évoquons le sinistre seau émaillé, cylindre aux bords coupants, meurtrissant à tout coup les parties postérieures. De même, l’instable pot-de-chambre, au fond volontiers orné d’un œil, dissimulé dans la table de nuit d’acajou ou de pitchpin. La malice populaire lui a donné des surnoms pittoresques, Jules, ou Thomas. Ce dernier dériverait d’un jeu de mots sur l’adresse du Christ à Thomas, l’apôtre incrédule : «vide Thomas, vide latus»… c’est-à-dire «regarde Thomas, regarde de mon côté», dénaturé en «videz Thomas, vidé l’as-tu?». Repris dans l’expression d’argot militaire «passer la jambe à Thomas», appellation surannée de la «corvée de chiottes».
Du Royaume Uni nous viendra, dès le début du XVIIIéme siècle, la «garde robe hydraulique», ou «water-closet», comportant une arrivée d’eau dans l’axe du bassin, le jet de propreté, emportant dans un réseau de canalisations le contenu vers l’inconnu. En 1850, la Revue d’hygiène et de police sanitaire recommandera d’en garnir la circonférence d’un «siège en bois vernis, constitué d’un anneau de 5 à 6 cm, de forme ovale, de 40 cm de long sur 33cm de large». Il conviendra que celui-ci soit soigneusement frotté après chaque visite, sous peine «de recevoir en dépôt un virus qui, recueilli par une muqueuse souvent excoriée et toujours fragile, causera une maladie grave». Risque poussant l’Académie de médecine à préconiser le «système à la turque», aisé à nettoyer, facilitant l’évacuation de l’intestin par la contraction des muscles abdominaux et du releveur de l’anus qu’occasionne la position accroupie. Ferait défaut dans ce tour d’horizon l’omission d’une espèce en voie de disparition, la cabane en bois, construite autour d’un trou, avec ses carrés de papier journal empalés sur un clou. Sa porte généralement ornée d’une découpe en forme de cœur témoignait que c’était bien là le petit coin ou poser culotte. (F.Cavanna, P.Meaillé, Au fond du jardin, Terre de brume éditions, 2002).
Le Japon apportera un progrès décisif , le «washlet», breveté par la firme Toto (abréviation de Toyo toki signifiant porcelaine orientale) en 1980. La merveille se présente comme une cuvette classique. Avec, cependant, à droite, un pupitre de commandes à boutons, curseurs et voyants lumineux. La lunette, à température réglable, se recouvre d’un film antiseptique à renouvellement automatique. Un étouffeur de sons, en bruit de cascade ou chants d’oiseau masque les sonorités sui generis. L’opération achevée, un jet d’eau pluri-directionnel assure le nettoyage du postérieur avant qu’un souffle d’air tiède ne le sèche.
Cette avancée dans l’art du sanitaire ne rend pas obsolète la recommandation, prêtée à Musset comme à Emmanuel Arago, à l’intention de George Sand :
«Vous qui venez ici dans une humble posture/Débarrasser vos flancs d’un important fardeau/Veuillez, quand vous aurez satisfait la nature/Et déposé dans l’urne un modeste cadeau/Étancher de l’amphore un courant d’onde pure/Et sur l’autel fumant, placer pour chapiteau/Le couvercle arrondi, dont l’auguste jointure/Aux parfums indiscrets servira de tombeau».
Jean-Paul Demarez
Comment avez-vous pu passer complètement sous silence le tour de passe-passe de Marcel Duchamp qui, soudainement illuminé à la façon du néon à l’ancienne, fit, rien qu’en le renversant, d’un ordinaire urinoir de porcelaine blanche comme neige une bien trop célébrissime Fontaine ?
C’est vrai, hélas, qu’on ne peut pas chier dedans et ça c’est rudement emmerdant en regard d’une telle géniale œuvre d’art !
N’empêche, afin de ne pas tomber en ruine, nombre de musées – dits avant-gardistes – se sont dotés d’une réplique elle aussi certifiée ready-made, la pièce maîtresse du commercial édifice ayant disparu comme par pur enchantement, sans doute publicitaire.
Merci pour ce tour d’horizon qui nous rappelle à notre « humaine condition ».
Pour les personnes intéressées, je conseille « Les lieux » de Roger-Henri Guerrand (La Découverte). Et pour agrémenter un endroit qui dispose parfois d’une étagère, la présence de « Lire aux cabinets » de Henry Miller (Folio) -qui est un chapitre des « Livres de ma vie »- s’impose!
Aussi réjouissant sur le fond, si j’ose dire, que sur la forme ! Merci M. Desmarez
Dommage qu’il y manque l’usage ancestral de l’eau ; du jet d’eau et de la douchette (bien avant celle des Japonais) dans le monde arabo-musulman. Un grand progrès par rapport à notre usage barbare du papier « hygiénique ».