Soirée trois étoiles à la Philharmonie

Foule des grands soirs à la Philharmonie de Paris, porte de Pantin, le 20 octobre dernier, les nombreux abonnés et autres faisant fête à trois stars qu’ils chérissent. À commencer par l’Orchestre de Paris, en résidence dès l’ouverture, en janvier 2015, du bel oiseau de nuit géant signé Jean Nouvel. La formation de 119 musiciens se targuant d’être le premier orchestre symphonique français depuis son concert inaugural du 14 novembre 1967 sous la baguette de Charles Munch, entraînant la phalange dès l’année suivante dans une tournée américaine. Karajan, Solti, Barenboïm, Järvi lui succéderont, entre autres maestros défendant la tradition et la couleur françaises.
Ce 20 octobre, le pupitre n’était pas tenu par Klaus Mäkelä, le jeune conseiller musical finlandais de vingt-cinq ans et futur huitième maestro en 2022, mais par la cheffe-contralto française Nathalie Stutzmann faisant ses débuts à la tête de l’ODP. Tout juste auréolée de sa nouvelle nomination comme cheffe de l’Orchestre Symphonique d’Atlanta, Georgia, à partir de 2022 pour quatre ans. La nouvelle a secoué le monde musical, faisant d’elle la première femme à diriger l’une des 25 grandes formations américaines (après l’exemple donné par la Yankee Marin Aslop à la tête du Symphonic Orchestra de Baltimore de 2007 à 2021). «A Female Conductor Joins the Ranks of Top U.S. Orchestras» écrivait glorieusement le New York Times le 13 octobre dernier. Sans oublier que la maestra française poursuit sa carrière de chef principal invité à l’Orchestre symphonique de Philadelphie, et celle de cheffe principale de l’Orchestre de Kristiansand en Norvège.

Elle ne va pas se plaindre de tant d’honneur (et de travail et de voyages), elle qui à cinquante-six ans, rêve depuis l’âge de quinze ans de tenir la baguette. Elle a bien senti, à l’époque, que le contexte ne s’y prêtait pas (années 1980, 90, etc.), elle a dû ravaler son impatience, et elle a entamé cette belle carrière de contralto (rare voix de femme la plus basse, comme celle de Marian Anderson) quasiment unique dans le ciel musical français. Fille de chanteurs, joueuse de piano et basson, après avoir remplacé à dix-huit ans, au pied levé, la grande soprano lyrique US Jessye Norman, elle en est à quelque quatre-vingts enregistrements lui ayant valu toutes les récompenses imaginables. Cette femme orchestre (!) a même fondé son propre groupe baroque, Orfeo 55, en 2009, avec lequel elle vient d’enregistrer son dernier CD «Contralto», signant la fin de cette formation n’ayant pas résisté à la pandémie et au calendrier ultra chargé de sa fondatrice (comment font-elles, comment font-ils, pour se démultiplier ainsi ?). Même si les gazettes musicales ne cessent de souligner combien les maestras sont encore minoritaires, pourrait-on attribuer les spectaculaires nominations US de notre contralto nationale à un désir de faire un bon exemple ? Si l’air du temps s’est allégé, un sur «25 top orchestras» aux mains d’une femme est encore modeste…

Ce soir-là, dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie aux 2400 places, sans doute la plus belle de Paris, la maestra a gagné le podium, haute et mince silhouette en tailleur pantalon noir et chemise blanche, attaquant la célèbre et frémissante ouverture de l’opéra de Verdi «La Forza del destino» (La Force du destin), complétant de manière un peu hétéroclite un programme placé sous le signe symbolique du destin. Une force du destin qui a résonné comme un coup de tonnerre, comme si la cheffe au beau visage n’avait pas encore tout à fait pris la mesure de l’acoustique exceptionnelle des lieux. Puis on a roulé sur scène le grand Yamaha noir, et Alexandre Tharaud a fait son entrée, conservant à cinquante-trois ans son allure de mince jeune homme grave. Demandé partout et toujours le même, il a su conquérir son public depuis vingt ans et bâtir sa légende : pas de piano chez lui, travailler uniquement sur des pianos amis, et toujours afficher la partition devant soi au concert, même si ce n’est pas nécessaire.

Belle entente entre la cheffe et le soliste dans ce Concerto n°3 de Beethoven (début XIXème) généralement considéré comme pré-romantique : tous deux font ressortir au contraire ses accents encore mozartiens dès le premier mouvement, un «Allegro con brio» au thème entêtant (comme la «petite phrase» de Vinteuil ?), dans un dialogue délicieux entre une direction subtile et un piano chambriste. Le «Largo» conservera ces subtilités notamment dans le dialogue avec piano et basson, et le «Rondo» final demeurera tout aussi ludique et mozartien. Très applaudi, le long jeune homme de cinquante-trois ans livrera en bis une sonate de Scarlatti éblouissante d’entrain et de fluidité, et quittera la scène avec un léger sourire aux lèvres.

Après l’entracte, les gestes amples et élégants de la maestra au beau visage lumineux sculpteront la pâte orchestrale de la Symphonie n°5 en mi mineur de Piotr Illitch Tchaïkovski, composée en 1888, placée sous le signe du «fatum», «cette force inéluctable qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur…» dixit Piotr. Fatum ou pas, l’œuvre est évidemment un morceau de choix pour la cheffe avec le premier mouvement très russe aux cuivres tonitruants. Le second, «Andante cantabile con alcuna licenza», apportera par contraste lenteur et nostalgie émanant même des cuivres et des bois, suivi d’une curieuse «Valse» et d’un «tutti» en apothéose, masse mouvante mais un peu pesante.

On apprenait le lendemain un «accord transactionnel» mettant fin à tout litige entre Jean Nouvel, l’architecte star du bel oiseau géant qu’est la Philharmonie, et l’établissement public gérant l’ensemble. L’un et l’autre se renvoyant la balle de la mauvaise gestion depuis 2017, l’architecte s’était retiré sur son Aventin, marquant l’inauguration de son absence.

Lise Bloch-Morhange

 

Concert diffusé sur France Musique le 29 novembre 2021
Concert visible sur Philharmonie Live et sur Arte concert jusqu’au 20 octobre 2023 :
https://live.philharmoniedeparis.fr/
https://www.arte.tv/fr/arte-concert/

www.orchestredeparis.com
www.philharmoniedeparis.com
www.nathaliestutzmann.com
www.alexandretharaud.com

Photos: ©LBM

 

 

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3 réponses à Soirée trois étoiles à la Philharmonie

  1. Jacques Ibanès dit :

    Une autre voix de contralto dramatique en France, tessiture en effet rarissime : Catherine Dagois.
    Bien à vous.

  2. Lise Bloch-Morhange dit :

    Merci à vous! Je ne la connaissais pas! Je vois qu’elle a formé le Duo Canticel à la scène comme à la ville avec l’organiste allemand Edgar Teufel, et qu’ils viennent de sortir un nouveau CD « Chants de l’âme ».

    • Merci pour cet aimable échange , effectivement  » Chants de l’ Ame  » est notre 17 ème cd . Après avoir donné des concerts dans 25 pays et sur 4 continents nous nous sommes établis dans le sud de la France ou nous nous produisons très régulièrement pour notre plus grand plaisir . Je reste volontiers à votre disposition : cerecital@orange.fr Avec notre souvenir musical Bien à vous

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