Que l’on prenne place dans l’écrin rouge et or du palais Garnier ou dans le vaste espace noir et blanc de l’opéra Bastille, dès que le «noir salle» se fait, les rumeurs se taisent brusquement, et la salle entière retient son souffle, vibrant d’attente. La vie au dehors est abolie, plus rien ne compte que ce qui nous attend. Le chef surgit des coulisses, le rideau se lève, et c’est parti pour un spectacle total où tous les arts se mêlent. Mais que sait-on de tous ces artistes, tous ces corps de métier, toute cette machinerie infiniment complexe, tous ces moments qui font l’histoire secrète de chaque spectacle ? Que sait-on de ce «nid de serpents» comme disait Noureev, de cette «nef des fous», selon plusieurs directeurs ?
Deux hommes connaissant bien l’envers du décor ont convoqué leurs souvenirs pour nous en livrer quelques secrets : Jean-Philippe Saint-Geours, directeur général de l’Opéra de Paris de 1983 à 1989 (date de l’inauguration de l’Opéra Bastille), et Christophe Tardieu, lui ayant succédé de 2010 à 2014. Comme ils ont étayé leurs souvenirs et leur expérience par des faits rigoureux, cela donne finalement un dictionnaire commençant par «Abonnés» pour finir par «Zauberflôte (Die)», soit «La flûte enchantée» de Mozart. L’ouvrage s’intitule « L’Opéra de Paris- Coulisses et secrets du Garnier », puisque ce dernier existe depuis 1875 soit près de 150 ans, alors que le très moderne opéra Bastille fonctionne depuis un peu plus de trente ans.
Mais en réalité les deux hommes ayant occupé leur redoutable fonction à des moments-clés, ils nous dévoilent bien des choses sur le second opéra parisien, à commencer par l’incroyable scénario de sa création, qu’on sent vécu de l’intérieur. Ils s’en expliquent page 390 : «Pourquoi parler de l’Opéra Bastille dans cet ouvrage ? Parce que la nouvelle salle a été initialement conçue et construite en réaction au monument de la place de l’Opéra avec la volonté, à peine masquée, de le faire disparaître. Pierre Bergé, qui prendra la présidence de la nouvelle structure en 1988 n’a-t-il pas déclaré de façon définitive au sujet du Palais Garnier : On aurait pu le raser, le vendre, le louer à des Japonais, le faire visiter comme Versailles. On ne l’a pas fait. Il a bien fallu lui trouver un destin.»
Et les auteurs de nous rappeler dans tous ses détails l’incroyable bataille que se sont livrés divers responsables politiques et artistiques (à commencer par le président de la République François Mitterrand) pendant une dizaine d’années, dont la violence des paroles de Pierre Bergé donne une petite idée. On apprendra en particulier comment fut désigné comme architecte, à la suite d’un concours anonyme, et à la surprise générale, un certain uruguayen Carlos Ott, tout comme ce fut le cas cent-cinquante ans plus tôt pour le jeune Charles Garnier quasi inconnu.
On l’a maintenant oublié, mais après avoir risqué la démolition si l’on en croit les auteurs, l’un des plus beaux monuments de la capitale a été longtemps cantonné à la danse, et l’opéra y est revenu peu à peu, essentiellement aujourd’hui pour des productions baroques, outre le ballet. Toute cette histoire étant caractéristique de la façon dont les projets novateurs se déroulent en France, voir les naissances chaotiques du Centre Pompidou, de la Pyramide du Louvre où de la Philharmonie. Finalement, de nos jours, le palais Garnier est le quatrième monument patrimonial le plus visité de Paris après la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe et la Sainte-Chapelle. Le dictionnaire nous révèle qu’en 2014, on a comptabilisé 730.000 visiteurs contre 283.000 spectateurs, mais ne nous donne pas de chiffres pour l’opéra Bastille qui se visite lui aussi.
Bien des pratiques sont valables dans les deux salles, et l’une des plus passionnantes est le rôle dévolu au directeur de la scène. Cinq pages lui sont consacrés dans le dictionnaire et il le mérite bien ! «Seul maître à bord après Dieu et avant le chef d’orchestre, le directeur de la scène ou son régisseur général devient alors, depuis le poste de commandement, le pilote et le responsable du spectacle vivant (…).» Ayant suivi chaque production de A jusqu’à Z, associé à toutes les phases de sa préparation (planning général, scénographie, agencement des décors, répétitions…), il connaît à l’avance «les zones de risque du spectacle» et se tient prêt à intervenir lors d’une faiblesse «grave ou bénigne» du chœur, du chef, de l’orchestre, des solistes, d’un accessoiriste, d’un machiniste… Il faut réagir, pallier, enchaîner. Nous, dans le public, pris par les rires ou les larmes, ne nous apercevons de rien, tandis que se joue dans les coulisses une intrigue parallèle tout aussi haletante.
Dans le cas le plus grave, heureusement rare, c’est au directeur de la scène de décider d’interrompre la représentation. Bien sûr, nous les spectateurs avons tous vécu de ces moments où on nous annonce que telle star va courageusement assumer son rôle malgré une mauvaise grippe (soupirs de soulagement et applaudissements frénétiques), ou au contraire qu’elle doit renoncer à poursuivre (cris de déception et applaudissements d’usage) (voir mon article du 29.9.2021). Et les auteurs de nous raconter une représentation dramatique de février 1985 à Garnier. Fin du deuxième acte de «Tristan et Isolde» de Wagner : la grande basse allemande Kurt Moll achève son monologue, s’effondre sur scène et demeure immobile, à quelques minutes de la fin de la scène et du début de l’entracte. Stupeur sur scène et dans le public. «Chargez !» crie le directeur de scène. Le rideau s’abaisse, on finit par ranimer le chanteur qui exige de reprendre son rôle, et après avoir prolongé l’entracte, le directeur de scène se présente sur le plateau pour annoncer la reprise du spectacle.
À la rubrique «Scène et cage de scène», on nous entraîne dans une ahurissante visite au-dessus de la scène (cintres, grils, passerelles et «pont Dubosq» pour les machinistes) puis dans les dessous comprenant cinq étages (magique salle des cabestans). Là encore, nous retrouvons le directeur de la scène en véritable «sorcier» responsable de la parfaite coordination des machines et des hommes. Peut-être lui arrive-t-il de rencontrer aux tréfonds des lieux le fameux «Fantôme de l’Opéra» de Gaston Leroux : «Comment est-on passé d’un roman policier de 1909, écrit par un feuilletoniste à la mode, à un mythe presque universel qui va faire du Palais Garnier l’un des opéras les plus connus de la planète ?» interrogent les auteurs. S’étendant longuement sur Gaston Leroux et la genèse du fantôme, auxquels va toute leur reconnaissance, ils évoquent les multiples films nés du mythe, du premier film muet américain avec Lon Chaney jusqu’à la comédie musicale signée par Andrew Lloyd Webber programmée au Majesty’s Theater à Londres en 1986.
Et puis certaines curiosités ne sont pas oubliées, comme cet ascenseur de l’Aga Khan, les salles de répétition Noureev, l’odyssée du plafond Chagall voulu par André Malraux, quelques révélations sur La Callas ou Pavarotti… Tant et tant d’événements, d’us et coutumes uniques à Garnier comme à Bastille, nous font vivre mille et nuits et nous dire qu’il ne doit pas y avoir plus peau métier que celui de directeur d’opéra.
Lise Bloch-Morhange
Rendons à Lon Chaney (qui ne s’est jamais appelé Léon) son vrai prénom…
Très juste! Merci! Erreur de frappe!
Quel bonheur Lise de te lire dans ta belle écriture et de nous faire partager
Ce que tout amateur d’opéra et amoureux du palais Garnier rêve de connaître :les dessous de ce qui se passe dans les coulisses .
Cela donne bien envie de lire ce livre .
Grand merci
Catherine Chini Germain
chère Lise,
Tu me donne une belle idée de cadeau pour mon ami qui est à la régie de l’Opéta Bastille.
-Nous échangions sur le sujet cet après-midi-….
Merci
Solange
Très beau texte qui donne envie de lire ce dictionnaire amoureux. Merci