L’art de Botticelli, la bottega et le motif itinérant

“Botticelli, artiste & designer”, première exposition en France de l’illustre peintre florentin depuis celle du Musée du Luxembourg en 2003, autant dire un événement… Le titre intrigue néanmoins. En quoi Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, dit Sandro Botticelli (vers 1445-1510) aurait-il été un designer ? C’est un des intérêts majeurs de cette exposition présentée actuellement au Musée Jacquemart-André : montrer l’œuvre de l’artiste sous l’angle du travail collaboratif en atelier (la bottega) et la reprise de “motifs itinérants”, dans les peintures du maître comme dans les arts appliqués, ou encore la réalisation de copies comportant des variantes. Le designer crée un vaste répertoire d’images qu’il réutilise, telle cette Vénus à la silhouette allongée (ci-contre) et à la longue chevelure flottante inspirée de la Venus pudica que l’on retrouve dans nombre de ses œuvres. L’exposition s’attache également à mettre en avant les rapports entretenus par Botticelli avec la culture de son temps et l’influence que lui-même eut sur ses contemporains. Un éclairage savant qui rend cette exposition décidément incontournable.

Une visite au musée Jacquemart-André s’avère toujours un enchantement. Outre une collection d’œuvres digne des plus grands musées, cet élégant hôtel particulier haussmannien du Second Empire a su garder tout le cachet d’une grande et belle demeure bourgeoise : escalier monumental, jardin d’hiver, appartements privés, salons d’apparat…, le tout meublé et décoré avec le plus grand raffinement. Un écrin de toute beauté… qui mériterait une chronique en soi. Il faut dire que les propriétaires, les époux André (1), n’avaient pas hésité à dépenser des sommes colossales, à faire appel aux plus grands antiquaires et marchands, pour acquérir les œuvres et les mobiliers les plus rares. En quelques décennies, ils rassemblèrent pas moins de 5000 pièces et leur collection compte parmi les plus remarquables de France : art de la Renaissance italienne, peinture flamande, peinture française du XVIIIe siècle… Madame André avait d’ailleurs une prédilection pour l’art de la Renaissance florentine et vénitienne, et d’illustres signatures de cette période avaient alors pu rejoindre la collection : Uccello, Bellini, Mantegna, Della Robbia… et Botticelli.

Il y a fort à parier que l’exposition actuelle l’aurait vivement intéressée. Bénéficiant de prêts d’institutions prestigieuses, en sus des quatre Botticelli déjà présents dans la collection, “Botticelli, artiste & designer”, à travers une quarantaine d’œuvres du maître et de certains contemporains florentins sur lesquels il eut une influence, célèbre le génie créatif de l’artiste ainsi que l’activité de sa bottega. Par l’importance de la pratique de l’atelier à cette époque, nous découvrons un Botticelli artiste, mais également entrepreneur et formateur.

Car, sans doute cela ne se sait-il pas assez, toute œuvre de la Renaissance est une œuvre de collaboration répondant à une commande et dont les dessins sont des esquisses préparatoires. En effet, au Quattrocento, les artistes, du plus célèbre au plus obscur, exercent au sein d’un atelier selon une division hiérarchique bien établie : à sa tête, le maître (capobottega), sous l’autorité duquel travaillent des assistants et des apprentis. Le capobottega conçoit la composition des scènes et délègue à ses collaborateurs l’application des couches picturales sur le support, voire même parfois le report de son dessin préparatoire. Cette répartition des tâches n’exclut cependant pas que le maître lui-même intervienne sur un panneau en cours de réalisation, comme dans « Le Jugement de Pâris » (vers 1482-1485, détail ci-dessus) où certains passages de grande qualité révèlent la participation directe de Botticelli.

La bottega s’avère donc tout autant un laboratoire de création au service de la vision d’un maître qu’un lieu de formation et de transmission du savoir. Botticelli, lui-même, fils de tanneur, se serait très certainement formé tout d’abord chez un orfèvre, Maso Finiguerra (1426-1464), auprès duquel il aurait appris le dessin, avant d’intégrer vers 1459-1460 la bottega de Filippo Lippi (1406-1469), l’un des grands représentants de la peinture du Quattrocento, qui lui enseigna la technique de la peinture de chevalet et celle de la fresque. En 1467, ayant décidé de ne pas suivre son maître à Spolète pour la réalisation d’un dernier chantier, il ouvrit son propre atelier de maître indépendant au rez-de-chaussée de la demeure paternelle, où il demeura toute sa vie, en compagnie de ses frères et de leurs familles. À la mort de Filippo Lippi, il accueillit dans son atelier le jeune fils de ce dernier, Filippino. Par la suite, celui-ci devint son assistant le plus doué.

L’exercice de la copie, autre pratique d’atelier assez répandue, relève autant d’un exercice d’apprentissage que d’une stratégie commerciale. Certaines compostions particulièrement appréciées du public pouvaient ainsi être plus largement diffusées.

Mais la notion de designer prend également tout son sens dans le domaine des arts appliqués. Le caractère linéaire du style de Botticelli, hérité de sa formation d’orfèvre, rend ses dessins particulièrement transposables dans des techniques diverses. S’il ne réalise pas lui-même les broderies, tapisseries et autres marqueteries dont il conçoit les modèles, il lui arrive de superviser leur exécution.  Pour ces différents supports, il puise dans un large répertoire de figures qu’il adapte en fonction des procédés utilisés. Ainsi, Minerve, déesse de la guerre, de la sagesse et des arts, l’une des figures centrales du mythe dont les Médicis aiment entourer leur dynastie, est-elle transposée, pour répondre à une multiplicité de commandes, dans une large gamme de techniques, allant de la tapisserie à la porte marquetée du Palazzo Ducale d’Urbino.

Un parcours d’une grande clarté, chronologique et thématique, en huit salles (2), nous amène à voir l’œuvre de Botticelli sous un nouveau jour et ainsi à mieux la percevoir. S’il ne fait aucun doute que Botticelli dessinait à la perfection, la mise en regard de ses premières peintures indépendantes, ses Vierges à l’enfant, avec celles de son maître, révèle une grande maîtrise des volumes et des couleurs ainsi qu’une vision déjà très personnelle.
Inventeur du nu féminin, il a été l’un des meilleurs représentants du renouveau artistique promu par les Médicis. Ses grandes scènes mythologiques comme “La Naissance de Vénus” (malheureusement intransportable et conservée au Musée des Offices à Florence) incarnent cette synthèse remarquable entre le mythe antique et la philosophie poétique des humanistes florentins.

Et si toute œuvre sortie de l’atelier, comme le démontre cette exposition, est le fruit d’un travail de collaboration, elle n’en est pas moins une œuvre “de Botticelli”, conçue selon son dessin et portant indéniablement sa marque de fabrique faite de grâce et de beauté.

 

Isabelle Fauvel

 

(1) Les époux André, collectionneurs et mécènes : Edouard André (1833-1894), était l’héritier d’une famille de riches banquiers protestants originaire du Sud-Est de la France (Nîmes) et avait servi dans la garde personnelle de Napoléon III. Son épouse Nélie Jacquemart (1841-1912), épousée en 1881, était une artiste peintre qui abandonna sa carrière de portraitiste pour s’associer aux projets de son mari.
(2) Un parcours en 8 salles : “De l’atelier de Filippo Lippi à l’indépendance”, “Peintres d’histoires”, “L’atelier polyvalent”, “Botticelli et les Médicis”, “Vénus, le mythe humaniste”, “Botticelli illustrateur”, “La peinture religieuse, du tondo au retable” et “La dernière manière, une esthétique savonarolienne ?”
Exposition “Botticelli, artiste & designer”, commissariat Ana Debenedetti, historienne de l’art spécialiste de l’art florentin de la Renaissance, et Pierre Curie, conservateur du musée Jacquemart-André. Jusqu’au 24 janvier 2022 au Musée Jacquemart-André 158 Boulevard Haussmann 75008 Paris
Crédits images:
Venus pudica © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P. Anders
Le Jugement de Pâris © Fondazione Giorgio Cini
Minerve pacifique © Studio Sébert, Paris
Figure allégorique dite La Belle Simonetta
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Une réponse à L’art de Botticelli, la bottega et le motif itinérant

  1. Solide et passionnante portion d’Histoire de l’art. Merci !

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