«L’Heure bleue», nom si poétique d’un parfum de chez Guerlain, est aussi celui de l’exposition parisienne consacrée au peintre danois Kroyer au musée Marmottan Monet. Peder Severin Kroyer (1851-1909) était trop jeune pour figurer au sein de «L’âge d’or de la peinture danoise» (1801-1864) au Petit Palais en septembre dernier, et si on y ajoute l’exposition «Hammershoi, le maître de la peinture danoise» au musée Jacquemart-André au printemps 2019 (voir mon article du 20 mai 2019), le voilà qui prend enfin sa place avec cette première exposition personnelle parisienne. Avec Hammershoi, maître des intérieurs et de l’intimité à la Dreyer, Kroyer, poète de la lumière et des bords de mer, est le plus célèbre artiste danois de la fin du XIXème siècle.
En soixante-sept tableaux, nous faisons le tour de sa courte trajectoire, puisqu’il meurt à soixante-trois ans, au cours desquels il sillonnera une bonne partie de l’Europe, à commencer par la France. Après être passé en Allemagne et aux Pays-Bas, il arrive à Paris et entre dans l’atelier de Léon Bonnat (1833-1923) en 1877. De cette époque, figurent notamment quelques grands tableaux mettant en scène la vie des marins-pêcheurs hâlant leur bateau sur les rives du petit village de Skagen, dans le Jutland, à l’extrême pointe nord du Danemark, où s’affrontent les courants de la Baltique et la mer du Nord sous une lumière indicible.
Ces toiles au format impressionnant vont assurer la jeune gloire de Kroyer : on les retrouve sur les cimaises du Palais de l’Industrie à Paris en 1884 puis lors de l’Exposition universelle de 1889, où ses «Bateaux de pêche» lui valent une médaille d’honneur, et ont accosté depuis au Musée d’Orsay.
Une autre toile attire tous les regards en 1889, intitulée «Hip, hip, hip hourra ! Déjeuner d’artistes, Skagen» (1885-1888). La dimension, le titre, le thème, les jeux de lumière, la blancheur de la nappe, l’exubérance de la nature et des hommes levant leur verre, les femmes assises au premier plan, la fillette à la robe au long ruban rose, comment ne pas penser aux Impressionnistes ? Question qui va nous tarauder tout au long de l’exposition, dès qu’on aura passé les toiles de pêcheurs ou d’enfants bondissant dans la mer. La touche large et grasse, les jeux infinis de lumière, la sensualité des femmes et des étoffes appartiennent bien au mouvement impressionniste. Oui mais, nous-dit-on, Kroyer est entré dans l’atelier de Bonnat dès 1877 et Bonnat était un naturaliste, et toutes ces toiles de marins-pêcheurs à la peine qui ont façonné la première gloire du peintre appartiennent au genre naturaliste. Mais si Kroyer se voulait naturaliste et se réclamait de Zola, du moins à ses débuts, en revenant chaque été à Kagen avec les siens et en immortalisant dans le jardin sa très belle femme Marie (peintre elle-même), sa belle-mère ou leur petite fille Vibeke, il se retrouvait bien en compagnie de Renoir ou de Monet.
Ce dont témoignent une série de petits formats intimistes, culminant dans un éblouissement de roses blanches, celle du grand rosier abritant Marie (détail ci-contre) lisant dans une chaise longue en robe d’époque à la longue ceinture rose, blanc et rose crémeux intimement mêlés. «Bien qu’il ait beaucoup voyagé avec succès hors du Danemark, nous dit-on, par exemple à Chicago en 1893 et 1895 ou à Cincinnati en 1896, ce tableau demeurera propriété de l’artiste et ne changea de main qu’en 1910, lors de sa vente après décès». Dire qu’il a fallu attendre cette année pour qu’un peintre aussi célèbre dans le monde entier depuis plus d’un siècle ait enfin droit à sa première exposition personnelle dans ce Paris qui se targue toujours de tout connaître et de tout dévoiler…
Et puis bien sûr, Kroyer est le peintre de «l’heure bleue», ce terme qui tente de définir l’insaisissable, ce moment «entre chien et loup» où la lumière du jour semble ne jamais finir sur la mer scandinave et se confondre avec elle. Le plus emblématique de tous ses tableaux sur ce thème est celui qui figure, en partie, sur l’affiche de l’exposition, « Soirée calme sur la plage de Skagen », Sanderstrand (Anna Ancher et Marie Kroyer marchant, 1893). À l’heure bleue, sur l’immensité de la plage déserte, deux femmes vues de dos marchent et devisent le long de la mer. Le cadrage est saisissant : immensité de la plage déserte sur laquelle s’impriment des pas occupant les trois quarts de la scène, et sur une ligne de fuite vers la gauche, perdues dans l’immensité, les deux femmes en longues robes blanches près de la mer et du ciel confondus. La silhouette des deux femmes s’inspire directement d’une photo qui nous est montrée, car le Danois utilisait beaucoup la photo. Un chef d’œuvre absolu de composition, calme, pureté et poésie, et comment ne pas se dire, en voyant la lumière accrocher les longues robes blanches en dentelle ceinturées de jaune et ce chapeau de paille incliné sur la tête de Marie, que toute cette poésie est à jamais perdue ?
Même sentiment avec ce «Portrait des deux filles d’Alfred Benzon, Else et Hanne» 1997, les deux fillettes saisies debout (détail ci-contre), au premier plan, se donnant la main, au bord de la mer, à l’ombre des feuillages. Poésie des visages enfantins aux yeux bleus et longs cheveux blonds, rubans bleus dans les cheveux, élégance des robes blanches brodées de bleu accordées au ton crayeux du sable et au bleu marin. Leur demi sourire «saisi sur le vif», d’une vérité rare en peinture, laisse penser que là aussi Kroyer a utilisé la photo pour fixer l’expression de ses modèles.
Lise Bloch-Morhange
«L’Heure bleue de Peder Severin Royer». Musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly Paris 16. Jusqu’au 26 septembre 2021.
Un sacré bon peintre apparemment !
D’une » vérité rare en peinture », en effet, comme vous l’écrivez et selon les repros de votre article.
Merci, je ne connaissais pas ce talent, vais me documenter.
Une très très belle exposition en effet !
Ses jeux de lumières sont extraordinaires
allez-y, courez voir cette expo !
Je découvre cet artiste, merci.