“Moby Dick” (1851). À lui seul, ce roman fit entrer son auteur, Herman Melville (1819-1891), au panthéon des lettres américaines. Bien plus qu’un récit d’aventures pour la jeunesse, cette histoire de chasse à la baleine, avec en son centre ce terrible et mystérieux capitaine Achab, s’avérait, en réalité, une vertigineuse plongée à l’intérieur de l’âme humaine. Un de ces livres mythiques vers lequel on revient de temps à autre pour en découvrir à chaque fois une dimension nouvelle. Une histoire fondatrice. Si John Huston osa s’aventurer à en faire un film, en 1956, avec Gregory Peck dans le rôle d’Achab, comment imaginer la transposition de cette histoire d’océan et de folie sur une scène de théâtre ? Qui aurait l’audace de relever un tel défi ? La marionnettiste et metteuse en scène norvégienne Yngvild Aspeli ne s’est pas laissée impressionner, nous offrant sur la scène du Monfort, à Paris, un véritable poème visuel et sonore foisonnant d’inventivité.
Rappelez-vous : “Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années -peu importe combien- le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe… ” Par ces premiers mots, le narrateur, seul survivant d’une aventure terrifiante, nous emportait sur des mers lointaines, dans un récit intemporel. À sa suite, nous embarquions à bord du Péquod, le baleinier commandé par le redoutable capitaine Achab, cet homme dont la folie et la mégalomanie mèneraient tout un équipage à sa perte. Mû par l’unique obsession de tuer Moby Dick, le cachalot blanc qui lui avait fait perdre sa jambe, Achab entraînait son équipage, à travers les mers, à la poursuite inlassable du mammifère marin et de son propre destin.
Pour raconter cette histoire “monstre” de plus de 700 pages, Yngvild Aspeli a coupé et réduit le texte à une centaine de pages avant d’aborder, avec sa compagnie, un travail de plateau. Lors de ce travail collectif, les artistes ont expérimenté les différentes formes sous lesquelles relater les passages retenus, selon un procédé cher à la créatrice : “Quand je crée un spectacle, explique-t-elle, mon point de départ est souvent une œuvre littéraire, et je travaille à traduire le texte dans un langage visuel ; à faire de l’histoire une expérience physique, où le tout raconte. À créer une réalité étendue, où l’histoire est transmise sur plusieurs niveaux parallèles ; une dramaturgie qui se construit par des strates superposées, dans une verticalité, plutôt que sur une ligne horizontale.”
Car si les marionnettes, et plus précisément les marionnettes de taille humaine, sont au cœur de son processus de création, la directrice artistique de la compagnie Plexus Polaire utilise également différents modes d’expression tels que le théâtre, la musique et la vidéo. “L’utilisation des marionnettes est au centre de mon travail, développe-t-elle, mais je considère que le jeu d’acteur, la présence de la musique, l’utilisation de la lumière et de la vidéo, ainsi que le traitement de l’espace, sont des éléments tout aussi importants dans la communication de l’histoire. C’est dans la rencontre de ces différentes expressions qu’un langage étendu se crée, ouvrant à une narration multisensorielle.”
Cette utilisation concomitante de différents arts fait toute la force et la beauté de ce spectacle. Ainsi une cinquantaine de marionnettes, six comédiens-marionnettistes, un acteur-narrateur et trois musiciens sur scène (une bassiste, un guitariste et une percussionniste) font-ils corps pour porter cette histoire tous ensemble. Grâce aux projections vidéo qui enveloppent l’espace tout entier, nous voilà donc plongés au fond de l’océan. Les sons graves et grinçants de l’orchestre nous en évoquent les sombres profondeurs. Tout comme les jeux de lumière. À cette évocation angoissante viennent faire écho la voix rocailleuse du capitaine Achab ou encore le chant choral des musiciens auquel participent par moments les acteurs-marionnettistes. Une épave de navire rappelle le squelette de la baleine, à moins que ce ne soit l’inverse, les deux étant finalement très similaires.
Belle ingéniosité : les personnages du roman, humains et animaux aquatiques, sont représentés par des marionnettes de différentes tailles, allant du très petit au très grand. Non seulement l’homme ne s’en trouve que plus minuscule face à l’immensité de l’océan et au gigantisme de la baleine, mais ce jeu d’échelles, en confondant les perspectives, permet aussi au spectateur de voir tour à tour au-dessus et au-dessous de la mer, de s’approcher ou de s’éloigner de la scène qui se joue devant ses yeux. Dans une idée comparable, un même personnage est parfois représenté par plusieurs marionnettes de dimensions variables, ce qui là encore, en provoquant un jeu de zoom, permet de voir la situation selon différents aspects. La monstruosité du Capitaine Achab se voit ainsi accentuée par sa taille surhumaine, tout comme la beauté de l’animal mythique, lors d’une apparition finale, magnifiée dans sa version grandeur nature.
Les marionnettes sont somptueuses, leurs visages d’un réalisme troublant, l’expressivité de celui d’Achab tout particulièrement, et rien d’étonnant à ce qu’il ait fallu pas moins de cinq personnes, dont la metteuse en scène elle-même, pour les fabriquer. Dans les scènes où l’équipage se trouve réuni sur le pont du navire, tel des ombres ou des fantômes surgissant de la brume, on ne saurait distinguer les marionnettes des acteurs-marionnettistes eux-mêmes. L’effet est saisissant… Par ailleurs, la manipulation des marionnettes-animaux marins s’effectue selon une chorégraphie très précise, nous donnant à voir un véritable ballet d’animaux aquatiques. Nous sommes indéniablement au fond de l’océan.
De ce poème visuel et sonore, le texte est néanmoins loin d’être absent, bien au contraire. Pour rendre hommage à la richesse de la langue de Melville, magnifique et complexe, le spectacle est composé de passages en anglais (surtitrés) portés par les marionnettes tandis que le personnage d’Ismaël s’exprime en français, la langue du spectateur. Ce mélange des genres s’accorde à la diversité supposée d’un équipage international, venu de différentes parties du monde, tel une sorte de Tour de Babel flottante…
Saluons ici la performance de Pierre Déverines, le comédien qui interprète Ismaël. Tel un fil d’Ariane, il nous guide à travers le récit labyrinthique de Melville. Car si Melville utilise cette histoire de chasse à la baleine pour plonger à l’intérieur de l’âme humaine, en approcher la complexité, celle-ci s’avère aussi mystérieuse et insondable que la mer elle-même.
Avec tout son talent dramaturgique, Yngvild Aspeli a su évoquer l’imagerie émanant de cette œuvre littéraire et en faire un spectacle des plus poétiques. Ce roman soulève énormément de questions et ouvre à de nombreuses thématiques, nous dit-elle en filigrane. On n’en a jamais fini avec “Moby Dick”…
Isabelle Fauvel
“Moby Dick” inspiré du roman d’Herman Melville, mise en scène de Yngvild Aspeli, Compagnie Plexus Polaire.
Spectacle vu au Monfort Théâtre.
Dates de tournée mentionnées très prochainement sur le site de la compagnie : https://www.plexuspolaire.com
Et avec votre talent de restitution, vous nous donnez bigrement envie d’aller y voir…