Garouste, Kafka et l’art du questionnement

Gérard Garouste, figure majeure de la peinture française, aujourd’hui âgé de 75 ans, présente actuellement une nouvelle série d’œuvres à la Galerie Templon, à Paris, intitulée “Correspondances Gérard Garouste – Marc-Alain Ouaknin”. Ces tableaux et dessins, aboutissement de trois longues années de travail, sont le fruit d’une “drôle d’aventure”, comme le dit, non sans humour, l’intéressé lui-même.

Il s’agit, en effet, d’un double compagnonnage : celui du peintre figuratif avec l’œuvre de l’écrivain pragois de langue allemande et de religion juive Franz Kafka (1883-1924) combiné à celui entamé il y a plus de cinq ans avec Marc-Alain Ouaknin, 64 ans, rabbin, philosophe et traducteur de la Bible avec lequel l’artiste étudie le Talmud (Ndlr : le Talmud est l’un des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique et la base de sa Halakha (“Loi”)). Garouste, Kafka, Ouaknin avec le Talmud en partage, pourrait-on dire. Tout comme Kafka, Garouste a appris l’hébreu et développé un intérêt pour ce texte sacré. Ses longues heures d’étude avec Ouaknin, grand connaisseur de Kafka, l’ont inévitablement mené à l’auteur du “Procès”. De cette rencontre est née une œuvre picturale puissante et majestueuse.

Le seuil de la galerie tout juste franchi, le regard du visiteur est happé par une toile de grande dimension où, sur un fond bleu et blanc de rivière semble-t-il agitée, figure un immense pont orange de couleur vive sur lequel se dressent, de part et d’autre, deux silhouettes distordues, féminine et masculine, de teinte identique. L’ensemble est saisissant. La force et la simplicité de la palette, réduite à trois couleurs, nous hypnotisent d’emblée. Cette toile raconte indéniablement une histoire, mais laquelle ? “Alt-neu-shul sur le Pont Neuf, 2020” (image d’ouverture), nous indique le cartel. Cette indication, loin de nous éclairer, nous intrigue davantage et nous incite à aller chercher plus loin. Nous voici d’entrée de jeu plongés dans le concept même de l’exposition que Marc-Alain Ouaknin a proposé de nommer “Alt-Neu-Kunst”, cet aller-retour entre l’ancien et le moderne qui, selon lui, est également présent dans l’œuvre de Kafka. “Ces images où le passé entre en résonance, le temps d’un éclair, avec le présent pour former avec lui une constellation” disait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940). Ainsi, dans le tableau de Gérard Garouste, la synagogue vieille-nouvelle du quartier juif de Josefov (“Alt-neu Shul”), la plus vieille synagogue de Prague, rencontre-t-elle le Pont-Neuf, le plus ancien pont de Paris, situé face au grand magasin la Samaritaine, d’où l’allusion, à travers les deux silhouettes, à cet épisode du Nouveau Testament de la rencontre de Jésus et du personnage de la Samaritaine. Garouste revient d’ailleurs, un peu plus loin, sur ce récit dans deux autres œuvres, “La Samaritaine et Jésus” et “La martre, la Samaritaine et Jésus”.

Une vingtaine de toiles, toutes aussi envoûtantes qu’intrigantes, se déclinent ainsi sur le principe du “Alt-Neu-Kunst”, nous acculant à un questionnement permanent. “L’autre et le toréador”, “Le puits et la belette”, “Le combat des mains”, “L’ânesse et les oies grasses”, “La branche brisée et les deux pies”, “ Le sac et la cane du cueilleur de caroubes”… avec un coup de cœur tout personnel pour “La martre sur la corniche”, cette merveille de composition où une martre et un “chat-agneau”, deux formes joliment bleutées sur un ensemble brique-orangé, occupent, dans une diagonale parfaite, deux extrémités du tableau avec, entre elles, deux hommes assis à une table. Les quatre personnages nous regardent et sont vus en contre-plongée. Qui sont-ils ? Que veulent-ils nous dire ? L’œuvre nous interpelle tant par les questionnements qu’elle suscite que par sa beauté visuelle.
Autant d’histoires que le peintre nous invite à contempler et sur lesquelles nous sommes amenés à nous interroger, devinant la présence sous-jacente d’innombrables associations d’idées, symboles et filiations. “Cette exposition, pour moi, est très très particulière parce que ce que je voudrais, c’est qu’on retienne de mes tableaux, c’est non pas ce qui se donne à voir, confie Gérard Garouste dans le documentaire projeté dans l’exposition, mais aussi ce qui est à côté, ce qui est entre les deux, ce qui est du côté de l’absence.” Le vœu semble très facile à exaucer.

Des toiles de grands formats, aux couleurs franches, dans lesquelles le brun-brique orangé et le bleu prédominent, nous offrent à voir des silhouettes déformées, sur fond de paysages champêtres, où réalisme et fantastique se côtoient avec naturel. À côté de la figure hautement reconnaissable de Kafka, apparaissent de manière récurrente écureuils, martres, chats, toupies… Sortis des nouvelles de l’auteur pragois, on devine ces animaux et cette toupie, là encore, éminemment symboliques. Ainsi apprenons-nous que l’écureuil renvoie au buisson ardent que Moïse a rencontré sur son chemin (Ndlr : dans la tradition biblique, le buisson ardent est la révélation du Dieu Éternel à Moïse) et qui va donner à cet écureuil une sorte de grandeur métaphysique. De même, dans l’interprétation que Marc-Alain Ouaknin donne du court récit de Kafka intitulé “La Toupie”, cet objet amène à penser que c’est dans les petites choses que le philosophe voit le monde tout entier.

Mais l’œuvre la plus complexe, la plus riche de sens est sans aucun doute “Le Banquet”, ce gigantesque triptyque dont chaque panneau mesure 300x270cm. L’abondance de sujets, de références, la luxuriance des couleurs, la virtuosité avec laquelle le mouvement est représenté avec ces personnages comme happés dans un tourbillon fou, donne le tournis. Cette œuvre impressionne par sa magnificence et la puissance qu’elle dégage. On y retrouve, dans une sorte de carnaval tourbillonnant, les animaux et la toupie chers à Kafka, la reine Esther, des personnages fictifs, d’autres plus réels, tel Gershom Scholem (1897-1982), historien et philosophe juif, spécialiste de la Kabbale, qui avait dit “Si vous voulez comprendre quelque chose à la Kabbale, lisez Kafka.”.

Le troisième panneau montre un grand dirigeable qui envoie des confettis sur Venise. Ces confettis présents dans les trois parties du triptyque ont apparemment ici une importance significative. Ils renvoient, pour Garouste et Ouaknin, à la manne (Ndlr :   la nourriture des Hébreux dans le désert, d’après l’Ancien Testament). Car, comme l’ont découvert les deux complices au cours de leur étude, avant d’être des petits morceaux de papier colorés, les confettis (“coriandoli” en italien) étaient des grains de coriandre recouverts de sucre de différentes couleurs qu’on jetait en l’air, comme le riz dans les mariages. En référence, selon eux, au pain descendu du ciel pour nourrir les enfants d’Israël qui revêtait la forme de petites graines blanches ressemblant à de la coriandre, et avait le goût de miel. Le Kafka peint par Garouste, à partir des réflexions de Marc-Alain Ouaknin, est un Kafka décidément kabbaliste. Et l’art est plus que jamais riche de sens.

Six dessins se sont également invités dans l’exposition. En tout point somptueux, extrêmement travaillés, d’un trait de crayon tout aussi puissant que délicat, ils expriment plus que jamais le talent de l’artiste, sa virtuosité dans le classicisme.

Pour finir et répondre quelque peu à nos interrogations, un film documentaire nous invite à mieux comprendre la recherche à laquelle Gérard Garouste a participé.  Réalisé par Olivier Garouste, le fils de l’artiste, “Le carnaval des confettis. L’Alt-Neu-Kunst de Marc-Alain Ouaknin” documente l’interaction entre les deux hommes et offre un éclairage passionnant sur leurs “correspondances”. Si la fonction de l’œuvre d’art est de nous introduire un questionnement, alors cette exposition en est le plus bel exemple. Nous ressortons de là éblouis et ensorcelés tout à la fois. Les images s’imprègnent dans notre esprit et semblent ne plus jamais vouloir nous quitter.

Isabelle Fauvel

Exposition Gérard Garouste “Correspondances Gérard Garouste – Marc-Alain Ouaknin” jusqu’au 17 juilllet à la Galerie Templon 28 rue du Grenier Saint-Lazare 75003 Paris, du mardi au samedi de 10h à 19h (sur rendez-vous jusqu’au 19 mai, tél. 01 85 76 55 55)

Illustrations:
(1): Gérard Garouste, Alt-Neu-Shul sur le Pont Neuf, 2020 ©Courtesy Templon, Paris-Brussels
(2): Gérard Garouste, Kafka et l’écureuil, 2019 ©Courtesy Templon, Paris-Brussels
(3): Gérard Garouste, la martre et l’écureuil (Portraits de Kafka et Chouchani), 2019©Courtesy Templon, Paris-Brussels
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Une réponse à Garouste, Kafka et l’art du questionnement

  1. tristan Felix dit :

    Bonjour,

    Merci infiniment pour ce remarquable texte, Isabelle. Je suis déjà allée voir deux fois cette exposition et j’y ai emmené deux personnes pareillement impressionnées. Cependant, cette peinture, quand même elle aurait été inspirée des vertiges cabalistiques du rabbin, m’entre dans la barbaque sans leur induction. L’on voit Garouste, dans le film, comme hypnotisé, voire possédé par la parole de Marc-Alain Ouaknin, certes séduisante, pédagogique, ludique, intelligente et très instructive mais dont le système interprétatif centripète paradoxalement me semble faire disparaître son objet d’étude, Kafka en l’occurrence. Ce qui est fou, au noble sens du terme (le peintre a donné des conférences à l’UNAFAM et je connais fort bien son « Intranquille ») c’est que cette peinture résiste par-dessus tout à son interprétation. Je regrette que le film ne laisse pas davantage de place à Garouste tel qu’en lui-même, à l’émergence ou au surgissement de sa peinture, à sa matérialité, à ses torsions, à sa vive énergie. Heureusement, il y a la présence de tous ces animaux protecteurs qui hante l’image.
    Je me méfie de toute approche conceptuelle de la peinture. Elle risque de faire obstacle au questionnement, à la déferlante du rêve.
    Merci, en tout cas de votre belle approche.

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