Le Robert définit l’anarchie comme « résultant d’une absence ou d’une carence d’autorité ». Et de citer Bossuet afin d’enfoncer le clou, lequel postulait que « l’anarchie déchaîne les masses et asservit les indépendances individuelles ». Le géographe Élisée Reclus (1830-1905, ci-contre) faisait preuve dans ce domaine de davantage de subtilité. Il avait en effet prononcé un vœu selon lequel la destinée de l’humanité était « d’arriver à cet état de perfection idéale où les nations n’auront plus besoin d’être sous la tutelle d’un gouvernement ou d’une autre nation ». En précisant sans craindre le paradoxe que l’anarchie n’est au fond « que la plus haute expression de l’ordre ». Cet homme un peu oublié par la postérité, pourtant aussi connu en son temps que Victor Hugo ou Louis Pasteur, vient de faire l’objet d’un livre aux éditions Nada. Le voilà un peu ressorti des limbes de l’histoire.
Ce mince opus est idéalement préfacé par Philippe Pelletier, également géographe et libertaire. Seul reproche que l’on peut lui faire, c’est de ne pas en dire assez sur la vie incroyablement riche de cet homme qui prônait non seulement l’anarchisme, l’union libre, le végétarisme, le nudisme, mais piochait également dans les idées socialistes ou communistes. Et qui mettait ses idées en pratique, au prix parfois d’un bannissement politique, d’exil, de déportation et de quelques séjours en prison. À l’heure de l’usage profane de l’écriture inclusive, il recommandait par ailleurs de ne pas « violer la langue » regrettant seulement qu’elle ne soit pas « plus riche » et non polluée par des termes « viciés par un usage illogique ».
Dès sa jeunesse, tout comme son frère Élie (qui deviendra lui aussi géographe et libertaire), Élisée Reclus se rebelle contre l’ordre établi. Le joug, la laisse, les règlements, les lois, ne sont pas faits pour lui. Ce qui fait que son discours passe, c’est qu’il est avant tout un grand géographe, notamment auteur d’une « Géographie universelle » en 19 volumes publiée chez Hachette. C’est un savant. Lorsqu’il aborde ici où là, notamment en Belgique et avec une grande éloquence, le concept de l’anarchie, il est non seulement écouté mais applaudi. Ainsi en 1894, il fait un tabac lorsqu’il intervient à l’ULB, l’université libre de Bruxelles, sur la « géographie comparée dans l’espace et dans le temps ». Philippe Pelletier cite à ce propos un commentateur selon lequel l’événement crée la « cohue ». Il est acclamé par une assemblée « presque entièrement bourgeoise et composée on peut le dire, de l’élite intellectuelle de la bourgeoisie bruxelloise ». Élisée Reclus qui se présentait lui, comme davantage anarchiste que géographe, trouvait là le moyen de faire passer ses idées. Ce qui a fait dire au journaliste et critique d’art de l’époque Jacques Mesnil, que l’orateur « communiquait à tous son ardeur, sa foi dans le triomphe des idées justes et généreuses (…). On apprit par lui à connaître l’anarchie, à la considérer avec attention, à la respecter comme un idéal sublime, à l’aimer; et ceux-là mêmes qui n’embrassèrent pas l’idée nouvelle furent souvent contraints à l’admirer ».
Sujet sans fin que l’anarchie tant sont nombreuses les contradictions transportées par cet idéal de liberté. Comme le disait Léo Ferré, « le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir ». la formule était bonne mais il était bien difficile d’en tirer des conclusions pratiques au jour le jour. On peut certes convenir que l’anarchie est un concept mais que l’autoritarisme, bien réel lui, banalisé, sévit un peu partout, de la cellule familiale à tout un pays en passant par le milieu de l’entreprise. Il est compréhensible dans ces conditions que des humains voient en l’anarchie et l’abolition des règles une façon d’infléchir les excès autoritaires. Cependant que l’ordre est un sparadrap qui colle aux doigts. N’importe quelle société fût-elle anarchique aura son ordre et ses désordres corollaires. Et il n’est pas encore écrit de surcroît, ce qu’il adviendrait à ceux qui n’adhéreraient pas aux grands principes anarchiques. Mais Élisée Reclus avait formulé une réponse à ce point précis, non sans rapport d’ailleurs avec la belle fable de La Fontaine, « Le chien et le loup »: « Quant aux hommes assez vils pour avoir besoin d’un maître, qu’ils en cherchent ! De longtemps hélas, ils n’en manqueront pas! ». Tout idéal se rit de la résolution de sa propre équation et le grand homme entendait que si les gens comme lui ne voulaient pas de maître, il ne fallait pas pour autant que d’autres leur soient « asservis ». Il manquait juste la recette et on l’attend encore.
Ce petit livre a pour mérite essentiel de nous inviter à la réflexion sur ce qui nous domine sans le savoir ou en conscience. La rébellion, l’insoumission, la générosité sociale, sont de belles idées dont il vaut mieux faire un usage équilibré. Toute erreur de dosage tue l’esprit d’un cocktail dont la liberté est le nom. Tous les barmen savent cela, sans pour autant être de grands géographes.
PHB
« L’anarchie », Élisée Reclus, éditions Nada, préface de Philippe Pelletier, huit euros
Bonjour,
En lisant votre fort intéressant papier, je ne pensais qu’à Macron (il va falloir que je consulte !). En effet le mot anarchiste lui va bien : il veut que personne ne lui dicte ce qu’il doit faire et fait donc le contraire, doublé d’un dictateur qui veut que tous les Français obéissent à ses dictats, quitte à fait appel à la force. Tout cela avec moins d’éloquence et de subtilité qu’Élisée Reclus, qui lui, au moins, était géographe !
Bonne journée
Aucun rapport avec la choucroute, comme je disais quand j’avais douze ans !
Comparer Macron à un anarchiste, c’est ajouter encore de la confusion à la confusion. Ce technocrate aux tendances autoritaires a des maîtres, Bernard A en tête, et un Dieu, son ego.
Pitié pour tous ceux qui ont fait du noir la couleur de l’espoir. Et vive Durruti ! Et vive Makhno !
D’Élisée Reclus il faut lire également les admirables Histoire d’une montagne et Histoire d’un ruisseau. À chaque ligne le géographe s’y fait poète et sa parole poétique est une parole de liberté.
Élisée Reclus poète…
Peut-être faudrait-il dire que l’anarchie est l’état (ou l’État) naturel des poètes, non pas négativement, non pas contre un ordre ou un pouvoir, mais parce que tout est sensible, parce que tout est à recomposer, sans cesse, parce qu’un sourire (ou une fleur) vaut de l’or, « parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l’Univers » (G. A.).
Merci pour cette interessante présentation
Intéressante réflexion à prolonger, merci !