Sur cette reproduction sonore de 1963, Enrico Caruso chante notamment « La donna è mobile », dont le texte est issu de l’opéra de Verdi, « Rigoletto ». Cela fait alors près de quarante ans que le ténor a disparu mais sa notoriété exceptionnelle court toujours. Même avec les moyens techniques de l’époque, l’enregistrement laisse percer la force vocale de l’artiste napolitain. Caruso chante que les femmes sont versatiles, légères, et qu’il ne faut pas se fier à la douceur de leur regard. De quoi se faire pendre haut et court si l’on se réfère à notre époque intraitable sur la question. Mais la musique qui accompagne le texte, d’une énergie phénoménale, gomme l’impair. Errico Caruso, dit Enrico, a expiré il y a cent ans, à l’âge de 48 ans. Et il est bien étonnant de constater l’absence de références biographiques à son sujet. Une grande librairie parisienne consultée, nous a répondu que « non, nous n’avons rien ». Même pas les travaux universitaires publiés à son sujet par un certain Jean-Paul Mouchon. C’est bien dommage.
Ce qui fait que pour en savoir davantage sur cet homme né à Naples en 1873 d’une famille pauvre, sur ce chanteur qui a marqué l’essor industriel du disque, il faut chercher ici ou là, sur Wikipédia, un article de France Musique publié en 2019, ou encore se rabattre sur une notice d’un vieux volume de l’Encyclopædia Universalis. Dans cette dernière qui ne lui consacre qu’une place limitée, on y apprend qu’il s’agit bien du « plus illustre ténor de son temps et l’un des plus célèbres de l’histoire lyrique ». France Musique nous enseigne de son côté que cet autodidacte qui ne savait pas lire la musique a passé « près d’une décennie à travailler sa voix, passant du ténor lyrique ou «spinto» au ténor dramatique ou «robusto» parfaitement adaptée au nouveau style émergent de l’opéra, le « verismo », qui favorise la déclamation et l’expression pure plutôt que l’élégance maniérée du bel-canto du XIXe siècle ». Cet homme qui fumait trop au point d’affecter ses cordes vocales surdimensionnées (mesurées par un chirurgien) doit son succès international au fait que très tôt (1900 ou 1902 selon les sources), il comprend tout l’intérêt consistant à enregistrer des disques. Avec la diffusion industrielle, il s’enrichit, devient célèbre. Il se produit dans le monde à guichets fermés.
Il y aurait une biographie en français à écrire sur ce personnage, ne serait-ce qu’à partir des coupures de presse ayant émaillé sa carrière. Il est fascinant de voir comment longtemps après sa mort, à Naples le 2 août 1921, son nom continue de se promener à droite à gauche et pas seulement pour baptiser un astéroïde ou un cratère sur Mercure. On l’entend par exemple dans « Les incorruptibles » de Brian de Palma (1987) chanter l’opéra « Pagliaci » devant un Al Capone (Robert de Niro) ému aux larmes et moyennant un substantiel anachronisme. Sa notoriété est telle qu’il figure même, de façon inattendue, dans le film « Un air de famille » (Cédric Klapisch, 1996) puisque le chien paralysé d’Henri (Jean-Pierre Bacri), s’appelle Caruso. Et on y écoute le ténor interpréter « Una furtiva lacrima » (« L’Élixir d’amour » de Gaetano Donizetti ).
Un de ses faits d’armes extraordinaire, est d’avoir chanté « O sole mio » en 1916, composé par les napolitains Eduardo di Capua et Alfredo Mazzucchi sur un texte de son contemporain, le poète Giovanni Capurro. Difficile de ne pas se laisser transporter par cette chanson d’amour accompagnée d’un air de mandoline. Cette mélodie qui au passage conservera toute sa force lorsque Elvis Presley la reprendra pour son célèbre tube « It’s now or never », dont le texte n’a plus rien à voir sauf le substrat, pleinement romantique.
Caruso était tellement convaincant que, selon l’article de France Musique, il fut dispensé d’armée. Il avait d’abord été convoqué sous les drapeaux et durant un mois il s’efforça d’entretenir sa voix après les exercices militaires. Si bien que son chef, le major Giuseppe Nagliati, réalisant l’enjeu, décida de le remplacer par son frère afin de lui rendre sa liberté. Caruso confiera plus tard à la presse que ce geste salvateur avait été déterminant pour le reste de sa carrière.
Fort heureusement et faute, répétons-le, d’une bonne biographie qu’un éditeur serait bien inspiré de programmer, il reste de très nombreux enregistrements facilement disponibles sur Internet. De quoi incidemment découvrir ou redécouvrir « La donna è mobile » dont la gaieté contaminante, entraînante, un brin subversive, est singulièrement bienvenue au terme -on l’espère- de cette trop longue période épidémique se jouant elle aussi à guichets fermés.
PHB
Photo et illustration: ©PHB
Vous avez parfaitement raison Philippe, mais maintenant que vous avez écrit le synopsis de cette biographie, il ne vous reste plus qu’à remplir les pages. Je suis sûr que Lise sera ravie de vous accompagner !
A vos claviers (d’ordinateur) et bonne journée.
Vous mentionnez l’Encyclopædia Universalis, j’y ai commis l’article sur l’Aviation, il y a fort longtemps, alors que je étais fort jeune et n’étais encore jamais monté dans un avion. J’en suis pas peu fier, même si Wikipédia a balayé ces gros volumes peu maniables, que l’on retrouve désormais sur les trottoirs.
Merci à Philippe de rendre hommage à ce ténor réellement de légende et de nous permettre enfin de l’entendre (La Donna è mobile). On apprend que le célèbre chanteur napolitain ne savait pas lire la musique. Ce qui est amusant, c’est que Luciano Pavarotti, autre grande voix qui aura marqué le XXe siècle, était dans le même cas. Cela semblerait confirmer la formule (un peu perfide) des gitans et autres musiciens autodidactes qui estiment que « le solfège, c’est pour ceux qui ne connaissent pas la musique »…
En matière de biographie lyrique, je m’en tiens à mon livre VIES DE VIVAS publié en 1990 chez Payot. Dans le cas Caruso, son envol mondial est lié à l’essor du phonographe. Le 23 novembre 1903, il fait ses débuts au Metropolitan Opera dans le Duc de Mantoue, justement, et deux mois plus tard, le 1er février 1904, Room 826 à Carnegie Hall, il enregistre son premier disque pour RCA Records, qui gravera ses plus grands succès de 1904 à 1906, puis jusqu’à 1920, un an avant sa mort. Depuis, ils ont été réédités en 33 tours et Sony a sorti en 2007 le coffret CD « Le récital rêvé » comprenant grands airs d’opéra et chansons napolitaines restaurés. Ce qui m’a toujours semblé stupéfiant chez Caruso est la longeur du souffle. Ne pas oublier que la Callas aussi a notamment dû son succès à la radio et à ses nombreaux enregistrements.