D’Annunzio, seigneur en exil

La préface, très nécessaire, se termine par un véritable plaidoyer : «Onorate l’altissimo poeta! On ne l’a vraiment pas assez fait en France où D’Annunzio a trop souvent été mal jugé ou même rejeté pour des raisons partisanes qui n’ont rien à voir avec la littérature et encore moins avec la poésie». Celui qui se fait ainsi l’apologiste de l’écrivain italien, c’est l’universitaire Jean-Paul Goujon, inlassable défricheur littéraire de terres vierges. S’il en avait besoin (ce qui est possible), le quasiment légendaire Gabriele D’Annunzio (1863-1938) se verrait en partie réhabilité avec la parution de ce texte peu connu, notamment… parce qu’il n’avait jusqu’alors jamais été traduit en français. En l’occurrence, c’est le préfacier lui-même qui nous offre la première version dans notre langue du «Prologue à la Vie de Cola di Rienzo» plus d’un siècle après les premières parutions en italien (1905, puis 1913).

Un destin réellement hors du commun que celui de ce Cola di Rienzo ! Né en 1313, il fut d’abord paysan, puis notaire et, autodidacte, devint ambassadeur auprès du pape Clément V réfugié en Avignon. Il y fit une rencontre déterminante avec Pétrarque dont il devint l’ami et qui vit en lui un homme providentiel. Mû par la passion politique, il fit valoir ses qualités de tribun à son retour à Rome, où il dénonça «la décadence et la grande misère de la ville» en souhaitant l’instauration d’un régime communal populaire. La vie de ce «libérateur de la sacrée république romaine» oscille alors entre celle du héros aventurier et celle de l’homme d’État salvateur. Une succession de succès populaires et de révoltes, d’emprisonnements et d’évasions, de condamnations et de réhabilitations. La légende n’est pas loin : cette vie inspira notamment Wagner qui, à 28 ans, écrivit le livret et la musique de son «Rienzi», opéra en cinq actes assez rarement représenté de nos jours.

En réalité, ce n’est sans doute pas tant Cola di Rienzo qui a intéressé Jean-Paul Goujon, que D’Annunzio lui-même qui se met en scène dans ce Prologue, comme s’il voulait inscrire sa propre personne dans la lignée de la série des «Hommes illustres et hommes obscurs», projet qui n’a pas abouti. Il s’agit en tout cas d’un texte autonome, rédigé alors que l’écrivain, criblé de dettes (il le sera toute sa vie) et contraint à l’exil, s’était réfugié dans les Landes à Arcachon. Il tenta d’y recréer le décor luxueux de la villa toscane où il menait une vie de grand seigneur. Mais il lui fut impossible de retrouver ce qui à ses yeux surpassait tout : sa bibliothèque. Sans ses livres, compagnons de confidences intimes autant qu’irremplaçables instruments de travail, il se sentait «plus misérable qu’un naufragé ou plus malheureux qu’un mutilé». Quel que soit le jugement que l’on porte à son œuvre, un homme qui aime autant les livres ne peut être tout-à-fait mauvais.

Comme l’indique sa biographe A.Andreoli, le texte se métamorphose en une sorte de «Regrets sur ma bibliothèque perdue». L’exil a exacerbé chez lui la nostalgie… et le plaisir de la nostalgie. Le souvenir de sa vie transalpine fastueuse, du temps où il vivait «comme un seigneur de la Renaissance» alimente une longue réflexion méditative. Reste la langue de ce texte rare que le préfacier et traducteur compare à un long poème en prose et qu’il n’hésite pas à placer entre Proust et Joyce.  Érudite et raffinée, totalement à rebours de ce que deviendra la littérature romanesque au XXe siècle, elle a la luxuriance de ce qu’on imagine être la vie même de son auteur. En choisir un extrait à titre d’exemple est forcément réducteur mais ce passage assez révélateur nous fait entrer dans l’atelier de l’écrivain : «Et voici donc, ô ami, ma prose bien blutée (tamisée, ndlr). Je te l’envoie comme témoignage d’une forme d’amour qui ne peut se briser, toi qui me fus parent de compagnie indivisible, comme dirait le Bienheureux.
Et quand j’étais à la composer, elle me semblait distante de moi-même ; et néanmoins je relisais avec attention toute phrase polie, elle m’enseignait la conscience de moi-même ; que toujours le style n’est qu’une incarnation qui vous illumine ; et que toute peinture n’est que l’image du peintre». Comme le livre de l’écrivain.

Gérard Goutierre

Gabriele D’Annunzio : «Prologue à La Vie de Cola di Rienzo»
Éditions de La Guépine. 17,90 euros
www. laguepine.fr

Photos: ©GG
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4 réponses à D’Annunzio, seigneur en exil

  1. Barbara Meazzi dit :

    Merci pour ce bel article.
    Ce sera l’occasion de relire l’admirable biographie de Maurizio Serra.

  2. philippe person dit :

    Ne pas oublier que Gabriele D’Annunzio fut l’ami de Corto Maltese (Voir « Fables de Venise », Hugo Pratt, Casterman)

  3. GUINARD CAROLE dit :

    Merci pour cet article qui donne envie de connaître le signore Cola di Rienzo autant que le poète Gabriele D’Annunzio. Les Soirées de Paris ont l’art de dénicher des sujets originaux qui attisent notre curiosité !

  4. François Méténier dit :

    Encore une fois de plus, permettez-moi de dire
    « Ce sont les autres qui me font exister.
    Merci.

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