Tout comme son contemporain et ami Charlie Chaplin (1889-1977), Buster Keaton (1895-1966) fut, lui aussi, une légende du cinéma muet. Tel son aîné, il créa un personnage identifiable au premier coup d’œil : un visage impassible, qui ne souriait jamais, sur la tête duquel était vissé un éternel canotier, et une silhouette frêle, de petite taille, dont la souplesse n’avait rien à envier à celle de Charlot. Buster Keaton avait su composer un personnage des plus attachants : introverti, toujours en quête d’amour et téméraire au point de ne pas hésiter à mettre sa vie en danger à travers moult cascades. Après “M comme Méliès”, Molière de la meilleure création Jeune Public 2019 et premier volet d’un triptyque théâtral consacré à la naissance du cinéma, Martial di Fonzo Bo et Elise Vigier, respectivement directeur de la Comédie de Caen et artiste associée, nous invitent à découvrir la figure et l’univers d’un des grands inventeurs du burlesque.
Si ses apparitions furtives et pour le moins bouleversantes dans “Boulevard du crépuscule” (Sunset Boulevard, 1950) de Billy Wilder et “Les Feux de la rampe” (Limelight, 1952) de Charlie Chaplin nous le montrent en artiste vieillissant, sur la touche, tel qu’il était alors, il n’en fut pas moins, dans les années 20, une des plus grandes stars du muet. Buster Keaton, en tant que réalisateur ou coréalisateur et acteur principal de ses films, compte un certain nombre de chefs-d’œuvre à son actif. Des films tels que “La Croisière du Navigateur” (The Navigator, 1924), “Le Mécano de la Générale” (The General, 1926) ou encore “L’Opérateur” (The Cameraman, 1928) sont aujourd’hui des grands classiques dont les gags, à la mécanique impeccable, font toujours rire petits et grands.
Joseph Frank Keaton Junior naît dans une petite ville du Kansas de parents acteurs de cabaret. Joe et Myra Keaton sont les compagnons de tournée du célèbre illusionniste Harry Houdini (1874-1926). La légende raconte que le surnom de Buster lui vint dès ses premiers mois après une chute spectaculaire dans des escaliers dont il sortit indemne. Houdini, témoin de la dégringolade, se serait écrié “That was a real buster !” (traduction : “Ça, c’était une vraie bonne chute ! ”) et le nom lui serait resté.
Vers l’âge de trois ans, le petit garçon rejoint ses parents sur scène et devient un membre permanent de leurs numéros. Ses géniteurs s’amusent à le lancer à toute volée à travers la scène et ses retombées provoquent l’hilarité de la salle. Les performances des Trois Keaton, où le petit dernier endosse le rôle de projectile humain, remportent un grand succès. Néanmoins les Keaton connaissent de nombreux ennuis et interdictions en raison de la violence subie par l’enfant sur scène. Bientôt, la famille s’étant agrandie, son petit frère et sa petite sœur viendront se joindre à eux et la famille produira des numéros vaudevillesques à cinq.
En 1917, Buster Keaton décide de voler de ses propres ailes. Sa rencontre avec l’acteur et réalisateur Roscoe “Fatty” Arbuckle (1887-1933), le fait entrer à la Comique Film Corporation où les deux hommes entament une collaboration d’une quinzaine de courts-métrages. En 1923, comme de nombreux artistes burlesques, Buster Keaton passe au long-métrage. À sa sortie, en octobre 1924, “La Croisière du Navigateur” connaît un véritable succès et, en une seule journée, bat tous les records de recettes. En cet âge d’or du cinéma muet que sont les années 20, Buster Keaton réalise et interprète une dizaine de films qui feront date dans l’histoire du 7ème art. Tout comme Chaplin, il invente un univers poétique, entre tendresse et drôlerie. La signature d’un contrat, en 1928, avec Louis B. Mayer, patron de la MGM, marque malheureusement le début de son déclin. L’artiste perd son indépendance et voit sa créativité annihilée et son génie mis à mal par les studios.
“Buster Keaton”, le spectacle d’Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo, se veut tout à la fois un hommage au cinéaste, à son univers fantasque et romanesque, fait de poésie et d’incroyables acrobaties, et une ode au cinéma muet. Cinq comédiens et comédiennes – trois garçons, deux filles –, dont le talent n’a d’égal que la souplesse, interprètent un Buster “choral” ainsi que les divers personnages que celui-ci est amené à rencontrer. Avec pour fil rouge le récit des grandes étapes de son existence, ils rejouent, sans véritable distinction, les scènes de sa vie et celles de ses films. Les tableaux s’enchaînent à vive allure, nous emmenant d’un endroit à l’autre, d’un New York peuplé de gratte-ciels au tournage d’un film dont l’héroïne est une locomotive. Communs, par nature, au théâtre et au cinéma, les décors ont ici une double fonction : ils servent de cadre au spectacle qui se déroule devant nos yeux, mais aussi aux films que tourne Keaton. Une mise en abyme des plus ingénieuses… L’image cinématographique est bien évidemment très présente, servant elle aussi de décor notamment aux gags acrobatiques du génial humoriste. À noter que parmi les films de Buster Keaton se glisse un extrait de “The Immigrant” de Chaplin (1917) tel un hommage au maître et ami, référence suprême pour Keaton.
Véritable patchwork artistique, ce spectacle, dans une ambiance très music-hall, est une petite merveille visuelle qui semble convier tous les arts (ou presque) : comédie, danse, mime, acrobatie, cinéma… Roscoe “Fatty” Arbuckle, le complice des débuts cinématographiques, avec sa grosse tête en papier mâché, se situe d’ailleurs non loin des arts de la marionnette.
Si le spectacle demande parfois encore à trouver son rythme, ce qu’il ne manquera très certainement pas de faire au bout de quelques représentations, il n’en demeure pas moins savoureux. Buster Keaton, dans ses films, a réalisé ses rêves les plus fous et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Il en va de même de ce spectacle où la magie du théâtre s’est si joliment mariée à celle du cinéma.
Isabelle Fauvel
Bonjour,
C’est rafraichissant, même rajeunissant, d’entendre parler de Buster Keaton, dont on ne voit plus beaucoup les films sur les écrans (les petits bien sûr). Dommage.
La curiosité m’a poussé à aller voir ce que Google traduction donnait pour « buster ». Et la seule traduction proposée est « mec », ce qui me paraît mieux adapté pour traduire Houdini. Juste avant j’avais utilisé le même traducteur pour « nudge », la nouvelle nourriture que nos politiques nous servent pour nous endormir.
Au risque d’être attaqué pour comparaison sans raison, j’ai toujours trouvé Buster Keaton plus « subtil » que Charlie Chaplin. Ce dernier fait tout pour être drôle en faisant sciemment des gags, à commencer par son accoutrement, sa démarche. Buster lui est le pauvre type qui fait rire pas ses maladresses, ses incidents, voire accidents. On a pitié pour lui. Et Freud (là aussi je risque de me faire attaquer) disait que l’on rit compulsivement quand on voit quelqu’un tomber dans la rue, en fait parce que votre inconscient vous souffle « tu as de la chance car ce n’est pas toi qui es tombé ». Avant que le conscient ne reprenne le dessus et s’apitoie sur le sort du trébucheur. C’est la mécanique utilisée par Keaton.
C’est un peu la différence entre Bourvil et Louis de Funés
Bonne journée.
Vraiment très intéressant. Merci à vous.