En 2021, avec le recul, cela paraît invraisemblable. Quoique notre époque devrait nous conduire à ne plus nous étonner de rien. Ce protège-cahier d’après guerre (la seconde) était en effet ni plus ni moins sponsorisé par le rhum Negrita. Apparue à Limoges une centaine d’années auparavant, la marque trouvait tout naturel d’orner la couverture du protège-cahier avec dessin humoristique vantant son produit phare auprès des élèves de l’école primaire, mais aussi en dernière page en stipulant que la boisson se devait d’appartenir à « toutes les familles de France ». On imagine sans peine le tollé qu’une telle initiative déclencherait aujourd’hui. Mais au milieu du 20e siècle, apparemment personne n’y retrouvait à redire d’autant que c’était gratuit et que figuraient dans les pages intérieures des choses tout à fait sérieuses comme les grandes dates de l’histoire de France ou encore les tables de multiplication. La marque s’insinuait partout y compris dans deux des trois modèles d’écriture, « La bâtarde » et « La ronde ».
Sûrement que la société Bardinet qui distillait ce rhum savait, en rapprochant le rhum de l’encrier, quels réflexes pavloviens elle induirait ainsi dans les actes d’achat de ces enfants devenus adultes. On peut quand même supposer que ces enseignes qui se bousculaient afin de sponsoriser le matériel scolaire savaient bien ce qu’elles faisaient. En ce qui concerne ce rhum, cela allait de bas en haut. Puisque les adultes n’étaient évidemment pas épargnés. Dans les années vingt, la marque Negrita prônait son élixir au « au moindre malaise » et prétendait qu’avec lui, en grog, dans du thé ou du lait chaud, il éviterait à ses consommateurs le rhume et la grippe. Au passage, une lectrice avisée des Soirées de Paris nous avait fait savoir au mois de janvier l’année dernière que le bon remède, c’était le grog « trois chapeaux ». Pour ce faire l’on dispose un chapeau un seul au pied d’un lit ou d’une bergère et l’on boit grog sur grog. Dès que l’on aperçoit trois chapeaux, l’affaire est pliée, les miasmes ont été vaincus comme à Gergovie.
Vérification faite en tout cas, la publicité ne s’infiltre plus dans les protège-cahiers. On peut les choisir de couleur unie ou transparents mais rien ne vient troubler et même polluer l’inconscient des enfants. Cependant que les marques ont ceci de commun avec le ténia, la ténacité. Il n’y a qu’à remarquer comment elles se faufilent dans l’habillement, les enceintes sportives ou sur les clubs de plage.
Ce n’est certes pas demain la veille que ces fameux protège-cahiers s’orneront de recommandations aux jeunes élèves sur l’intérêt à faire œuvre de discernement en toutes choses et en tous lieux. On pourrait même, dans cette logique, pousser légèrement le bouchon en rappelant aux enfants de s’intéresser au monde de la culture afin de se bâtir des défenses et de considérer dans le même temps avec distance, les requins de la publicité qui ne les considèrent pas autrement que des proies tendres, malléables et pour tout dire, faciles.
La couverture de cet ancien protège-cahier montre une petite fille qui pleure, non pas parce qu’elle a cassé une bouteille mais parce que « c’était du Negrita ». Si elle versait des larmes en raison de la perte d’un recueil de poésie, ou d’un imagier de peinture classique, ou si elle s’épanchait tout simplement de la perte dudit cahier parce qu’il était garni de belles citations, il y aurait du progrès. Que nous ne sommes pas prêts de voir venir.
En attendant, cette chronique ayant elle-même quelques effets incitatifs, à force d’écrire il fallait s’y attendre, il n’y a plus qu’à attendre le soir pour se servir un verre de rhum. Et relire en même temps et pour la bonne conscience un peu de Rimbaud, notamment cette histoire prometteuse d’un « beau cavalier pâle », une matinée d’avril, s’asseyant muet aux genoux d’Ophélia.
L’ivresse venant, on pourra toujours méditer (et médire) ensuite sur le procédé (ci-contre) relevant d’un genre inattendu d’écriture inclusive.
PHB
Excellent les trois chapeaux ! Autre époque assurément, où les médecins vantaient les cigarettes, où l’on servait un demi-litre de vin par enfant à la cantine et où l’écriture s’apprenait en pleins et déliés…
Juste retour des choses , un descendant de la famille Bardinet, Thomas, est devenu cinéaste et a construit contre vents et marées, une oeuvre importante dont le thème majeur est l’enfance…
Il anime à Floirac, près de Bordeaux, l’ABC (Atelier de Bricolage Cinématographique) qui tourne régulièrement des films. On peut voir notamment voir le très réussi « La Formule du baiser » où les élèves de Thomas ont la part belle.
Attention ! Thomas n’en profite pas pour faire du prosélytisme pour le breuvage qui a rendu son nom célèbre !
Vous êtes en votre texte tout simplement délicieux, comme d’hab. A l’heure qu’il est les élèves-sandwiches de Nike le sont aussi de toutes les marques de tablettes et autres surfaces numériques devant lesquelles les Ducs Nat ont déroulé un tapis rouge des plus addictif et donc décérébrant. La pédagogie ou l’éducation (on ne sait plus trop) comme outil de consommation fait-elle vraiment rêver ?
« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles… », grâce à vous, j’ai relu Rimbaud. Merci pour ce bel article.