Il est temps de découvrir en France Kelly Reichardt, star du cinéma indépendant US, qui s’est imposée discrètement en sept longs métrages au cours des quelque vingt-cinq dernières années. Tournant tranquillement de «superbes films fauchés dans l’Amérique rurale» (selon la formule du site «troiscouleurs.fr»), elle a peu à peu bâti ce qu’on appelle une œuvre au niveau des plus grands. Elle est même sans doute la seule vraie révélation du cinéma US de ces dernières années.
Opérant résolument à la marge de Hollywood, et femme de surcroît, elle a trouvé beaucoup d’obstacles sur son chemin. Même si elle a reçu d’innombrables récompenses dans le cadre du circuit indépendant, festivals et autres, elle considère que sa participation au jury du festival de Cannes en 2019 a vraiment sonné l’heure de sa reconnaissance. Et cette année, le Festival d’Automne avait programmé au Centre Pompidou, du 23 janvier au 7 février, «une rétrospective de ses films qui revisitent aussi le cinéma américain, road movie, thriller ou western», évidemment annulée.
Qu’on les appelle road movie, thriller ou western, il suffit de voir un de ses films pour se dire qu’on n’a jamais vu ça au cinéma et qu’elle a inventé un genre propre, aussi bien dans la forme narrative que dans l’esthétique. Son univers est celui d’une Amérique tournant résolument le dos au rêve américain. Ainsi dans son avant-dernier film, «Certain women», datant de 2016, dès la première séquence on voit un train fendant un paysage désert venir droit sur nous et passer longuement dans un bruit de ferraille, à l’inverse de ces trains s’éloignant autrefois sur l’écran dans un panache de fumée à la conquête de l’Ouest et des grands espaces. Nous apprendrons plus loin que nous sommes dans la ville de Livingston, Montana, une petite ville banale, sans gloire, au bord de la Yellowstone River, dont nous ne verrons que quelques bâtiments modernes, quelques bureaux, et surtout des parkings.
Ce sera pour Kelly Reichardt l’occasion de peindre quatre portraits de femmes saisissants adaptés de nouvelles de l’écrivaine Mayle Meloy, née au Montana, la cinéaste étant comme à son habitude l’auteure du scénario et du montage. Ces portraits croisés relèvent a priori d’un genre littéraire, mais en réalité l’intérêt ne se situe pas dans la façon dont leurs destins se croisent, en dehors du fait que ces quatre femmes vivent, travaillent ou se rencontrent à Livingston. D’ailleurs il n’y a rien de littéraire dans la façon dont elles nous sont présentées l’une après l’autre, saisies en plein cœur de leur quotidien. Y compris avec la première, souriant vaguement sur son lit tandis que son amant se rhabille rapidement en lui disant «Tu ne dois pas aller au bureau ?». Rien de moins romantique que les pauvres mots qu’ils échangent ou la nudité des corps et des murs. Nous verrons plus tard que l’amant pressé est le mari de la seconde des quatre femmes…
La première donc, Laura Wells, se dépêche de rejoindre son bureau d’avocate où l’attend un client collant qu’elle défend depuis huit mois. L’épisode va tourner autour de ce Will Fuller désespéré d’avoir été victime d’un accident de chantier et de ne pas avoir obtenu la réparation qu’il mérite, au point de se livrer à une prise d’otage la nuit dans les bureaux de son avocate. Mais il s’agira d’une sorte de parodie de prise d’otage un peu minable, et finalement, l’image que nous garderons de ce premier portrait est celle de cette belle femme seule sur son canapé avec son chien regardant la télévision le soir, interprétée par la comédienne Laura Dern («Marriage Story» voir mon article du 28 mai 2020, «Little Women») toute en sobriété, calme et finesse, nous donnant le sentiment de la voir filmée comme jamais avant.
Après cette première demi-heure pendant laquelle la cinéaste a pris son temps pour nous mener à son rythme, au rebours du cinéma actuel, voici la seconde héroïne marchant seule dans la campagne où coule la Yellowstone River, rejoignant sa fille et son mari dans une tente dressée en pleine nature. Gina poursuit son rêve, celui de voir son mari lui bâtir une maison en pierre de grès ancienne en soudoyant un vieux monsieur seul et quasi sénile. Son mari n’est autre que l’amant de Laura, et toute la séquence, par fines touches, révèlera la désintégration de leur couple. Gina étant interprétée à fleur de peau par Michelle Williams («Manchester by the Sea», voir mon article du 28 février 2017 ), l’actrice fétiche de Kelly Reichardt, déjà présente dans «Wendy et Lucy» en 2008 puis «La dernière piste» en 2010.
Vers la cinquantième minute, changement de décor. L’apparition de la troisième femme se fait, comme les autres, de manière abrupte, saisie dans sa vie quotidienne Gros plan sur des sabots de cheval et des bottes noires. Fort bruit de vent. Pénombre. On conduit un cheval d’un box à l’autre. On met de la paille dans un box. On ouvre un frigo. Et c’est seulement quand la femme se met au volant qu’on la découvre en jeune fille très brune, aux traits indiens. Où va-t-elle dans la nuit ?
Elle entre dans une classe pour assister à un cours du soir sur le droit scolaire, et va engager la conversation avec la jeune conférencière. Elles prennent l’habitude de manger quelque chose au restau routier après le cours, se font quelques rares confidences. La jeune indienne est seule dans le ranch pendant tout l’hiver, ne connaît personne dans le coin. La jeune avocate doit conduire pendant quatre heures aller-retour dans la nuit pour donner son cours de droit, parce qu’en postulant, elle n’a pas compris à quelle distance se trouvait l’école.
Rencontre éphémère de deux solitudes. Un soir, la jeune ranchera (Lily Gladstone) se rend à la classe de nuit à cheval, et elles iront ensuite au pub serrées l’une contre l’autre sur la selle de l’animal, seul moment d’intimité dans ce monde rural hivernal. Dans le rôle de la jeune avocate, on retrouve une Kristen Stewart de vingt-six ans formidable de simplicité, à l’opposé des rôles plus sophistiqués qui suivront.
Film pas du tout ordinaire sur des gens ordinaires d’une petite ville banale du Montana, «Certain women», de la grande Kelly Reichardt, laisse une profonde impression. Son dernier film «First Cow» vient de sortir sur les plates-formes de streaming et en DVD.
Lise Bloch-Morhange