Marius de Zayas en intégralité

Sur cette photo prise en 1928 dans un studio de New York, l’homme a quarante huit ans. Fait remarquable, il est glabre. Alors qu’on l’a déjà vu porter de splendides moustaches et, sur la fin de sa vie, une barbe impériale. Dans tous les cas c’est un bel homme, à la verticalité élégante, avec un regard où l’on voit défiler et son intelligence et sa sensibilité. En 2021 c’est toujours un inconnu sauf de quelques spécialistes. Il faut dire que tout au long de sa carrière, Marius de Zayas a tout fait pour s’effacer et échapper à la postérité. Et pourtant il s’agit d’un artiste exceptionnel, d’un passeur d’art dont la clairvoyance pouvait sans doute se comparer à celle d’Apollinaire. Les deux hommes se connaissaient d’ailleurs et, entre pairs, entre prophètes de l’art moderne,  ils s’étaient vite compris. Guillaume Apollinaire a publié les « absolues » caricatures de Zayas dans le dernier numéro des Soirées de Paris juste avant la guerre et l’autre lui a rendu la pareille en imprimant les idéogrammes d’Apollinaire dans la revue 291, éditée à New York.

Son fils Rodrigo, né en 1935, vient de rendre un formidable hommage à son père, en publiant son parcours. Avec une iconographie tellement abondante que le feuilletage de l’ouvrage revient à parcourir une exposition rétrospective qui n’a jamais eu lieu. Pour faire bonne mesure et afin de constituer un coffret, il a ajouté à l’album la traduction française d’un livre de Marius paru en 1940 et racontant comment l’art moderne avait traversé l’Atlantique jusqu’à New York en partant de Paris. Les rares initiés à l’existence et à la production de l’artiste mexicain seront comblés. Les informations sont nombreuses de même que les anecdotes, singulièrement éclairantes. Quant aux œuvres, elles ne sont pas loin d’être magiques, nous laissant tour à tour dans un état d’étonnement ou d’émerveillement frisant la lévitation.

Marius de Zayas est apparu sur Terre le 13 mars 1880 à Veracruz au Mexique. C’est un fils de bonne famille dont les ramifications situent ses origines du côté de Séville en Espagne. Cependant qu’il avait aussi une grand-mère normande, Élise de Saint-Wahast. À deux ans il était déjà beau, comme le montre une photo, mais c’était aussi le cas de ses parents ou de son frère.  Ses premières années le voient zigzaguer entre le Mexique, Paris, Cuba et finalement les États Unis où il va commencer une carrière de caricaturiste pour la presse. Son talent y explose très vite en même temps que son humour puisqu’il signe certains de ses dessins (à la férocité subtile) de l’anagramme « B.S » qui signifiait « Bull Shit ». New York où il se lie avec le photographe Alfred Stieglitz (1864-1946) et anime (voir commentaire) avec lui la galerie 291, puis la revue du même nom. C’est de Zayas qui en premier exposera là-bas Picasso, c’est lui encore qui fera le premier interview du peintre. Marius de Zayas sera longtemps au cœur de l’épopée moderne dans l’art, connaissant tout le monde, drainant les talents, jouant les intermédiaires. En tant que dessinateur, il surclasse lui-même plus d’un artiste connu et pourtant il restera toute sa vie en retrait de la scène. Il est bon aujourd’hui que l’on sorte cet homme de l’oubli, que l’on apprenne sa passion du flamenco, sa passion de Paris, son goût des langues et plus globalement son appétit de la culture, qu’il assouvissait avec un discernement savant.

Mais c’était surtout un artiste, un grand artiste, notamment capable de métamorphoser avec maestria une peinture de Rembrandt en œuvre cubiste (1). Guillaume Apollinaire disait de lui: « Il y a maintenant un nouveau caricaturiste, Marius de Zayas, et sa caricature, qui emprunte des moyens tout nouveaux, est d’accord avec l’art des peintres contemporains les plus audacieux. »
Et justement à propos d’Apollinaire, Marius de Zayas avait réussi à traduire graphiquement en quatre cases, un article du premier qui évoquait dans « Les peintres cubistes » et plus précisément à l’adresse de Marie Laurencin, « la danse serpentine ».

Comme on peut le discerner ci-dessus dans cette planche, Marius de Zayas a laissé libre cours à sa fertile imagination. On peut supposer dans cette œuvre au cadrage rigoureux et parue dans la revue Puck, que le danseur est Apollinaire et la danseuse Marie Laurencin. On ne peut qu’admirer le tour de force faisant passer progressivement le corps de cette dernière à celui d’un serpent qui étrangle d’amour tout à la fois son partenaire et sa proie. Résultat,  « The trail of the serpent » est un exploit de concision et de créativité. Quant à la pertinence du propos, elle est comparable à un tir de sniper.

Avec « À trois minutes de Times Square », Marius de Zayas a fait encore plus fort sans que l’on sache sa motivation, quelle idée précise il a voulu illustrer. Mais en est-il besoin, sans doute pas. Avec un raffinement et une précision confondants, il a organisé un déjeuner de libellules, en terrasse sur les bords de la rivière Hudson. La scène laisse bouche bée.

Lui qui n’avait pas son pareil pour croquer ses contemporains, voilà qu’il les fait disparaître au profit d’une réunion d’insectes pompant de la trompe une substance qu’ils ont devant eux. Si toute la réussite d’une œuvre (ci-contre un détail) et tout le génie d’un artiste, tiennent dans la capacité à étonner ceux qui vont la découvrir, on peut dire que c’est réussi. En dressant tables et couverts aux libellules, il crée un autre monde, surréel, dominant, presque inquiétant, en aplomb d’une rivière au loin, où l’on distingue quelques bateaux.

Impossible au demeurant de synthétiser dans cette chronique la vie si riche de cet aventurier de l’art moderne, à la fois artiste, journaliste, photographe, galeriste, documentariste, musicien, archéologue. Mais on ne peut, afin d’ouvrir  l’appétit des lecteurs des Soirées de Paris, passer sous silence l’épisode de Rivoiranche, un château délabré au sud de Grenoble ou de Zayas emménage en 1929 avec sa nouvelle compagne Virginia Randolph Harrison. Afin de vivre à fond leur liaison, après avoir tiré un bord au Tyrol, ils s’installent dans les Alpes françaises, dans ce château où le seul confort était la disponibilité d’une eau de source à 15°. Hormis une escapade à Séville, ils vont vivre là une de ces parenthèses bénies qui font presque toute la richesse d’une vie. Sur place, il s’inspirera de ce qu’avait fait Cézanne en peinture. Cependant qu’il ne pouvait ignorer, selon son fils et narrateur Rodrigo, que Francis Picabia (voir commentaire) avait dit pis que pendre de Cézanne, tout juste bon à « copier des pommes, des melons ou des pots de confitures », avant de conclure aimablement que le peintre d’Aix en Provence avait selon lui, « un cerveau de fruitier ». Mais de Zayas, l’homme libre, n’ayant cure de ses remarques, « peignit forces pommes et melons et pour la bonne mesure quelques poires ou pêches ».

Ces deux livres reliés, respectivement de 480 et 272 pages, comportant pas moins de 500 illustrations, sont tout à la fois à l’honneur du père et du fils. Il était bien temps que quelque chose d’intégral se passe autour du premier,  cet homme lumineux et pourtant invisible, si l’on excepte une brève exposition qui eut lieu à Paris en 2014 (2) dans une galerie parisienne. À tout le moins, il s’agit là d’un événement éditorial.

PHB

Sorti le 11 mars 2021, on peut se procurer l’ouvrage aux Éditions Atelier Baie pour 97 euros

(1) Au sujet de Rembrandt par de Zayas

(2) Au sujet de l’exposition qui a eu lieu à la galerie parisienne 1900/2000 rue Bonaparte

 

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6 réponses à Marius de Zayas en intégralité

  1. Yves Brocard dit :

    Merci Philippe de nous faire découvrir cette pépite. Comme vous le soulignez, cette biographie de Marius de Zayas est bienvenue. J’avais essayé de contacter Rodrigo pour lui poser des questions sur son père, et Picasso, mais je n’ai pas eu de réponse. Je vais peut-être les avoir dans cette somme !
    Rodrigo, érudit avec sa bibliothèque de 35 000 volumes (encore plus que celle d’Umberto Eco !), aussi mérite lui aussi une biographie !

  2. Yves Brocard dit :

    Nota : le site internet des Éditions Atelier Baie est actuellement inaccessible. Un message indique qu’un grave incendie dans le nuit du 9 au 10 mars à Strasbourg a détruit un data center. Il est donc conseiller de les contacter via contact@atelierbaie.fr ou editions@atelierbaie.fr

  3. Rodrigo de Zayas dit :

    … et, dernier détail, le commentaire sur Cézanne n’est pas d’André Breton mais de Francis Picabia. Encore merci.
    Très cordialement vôtre
    Rodrigo de Zayas

  4. Rodrigo de Zayas dit :

    Mon message a été tronqué. Je commançais par remercier PHB, au nom de mon père et au mien, pour ce somptueux compte-rendu. Je signalais aussi que je n’avais pas reçu le message d’Yves Brocard et que je regrette vivement cette malheureuse circonstance. Je reste à son entière disposition s’il reste encore quelques questions sans réponse. Je terminais à propos de deux détails mineurs, le premier concernant la fondation de la galerie 291 par Alfred Stieglitz et Eduard Steichen. Marius de Zayas se joignit à eux quelques années plus tard, en 1909.

  5. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci pour cette découverte…
    Apollinaire et ses peintres… Toujours plus loin…

  6. Laurent Vivat dit :

    Je ne connaissais pas cet artiste. Merci pour cette belle découverte.

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